"Sa passivité est peut-être le signe qu'elle commence à éprouver une affection pour autrui", déclare le docteur "Barberousse" à son disciple en parlant d'une jeune patiente qui a refusé de dénoncer un petit voleur affamé. Cette réplique offre l'une des clés de ce qui est ici mis en jeu : donner forme à la compassion, dans sa dimension la plus noble et la plus universelle. Akira Kurosawa a cent visages. Hier shakespearien, pirandellien, dostoïevskien, gorkien, westerner ou samouraï, il se veut cette fois dickensien, explorateur d’un monde de misère et de sentiments supérieurs. Avant le tournage, il fait écouter la Neuvième Symphonie à son équipe, pour leur indiquer le niveau d’absolu auquel il veut parvenir. Rétrospectivement, il avouera considérer cette œuvre comme la plus accomplie de sa carrière. La somme de travail, de soin, d’amour investie dans l’entreprise ne se chiffre pas, sinon dans le nombre d’or d’une technique accomplie, ce qui frappe d’abord l’œil, et d’une sensibilité communicative, ce qui touche à peine moins haut, vers la région du cœur. Pour qui sait lire les rébus, le message du titre original était déjà prévisible. Transcrit phonétiquement, AKIG veut dire : Akira Kurosawa Inspiré et Génial. Après la sortie du film, l’auteur confessera son impression d’avoir achevé comme un cycle, d’être épuisé et d’avoir besoin de repos. Cette grande fatigue est celle de l'homme qui a vu la mort, qui a voulu l'approcher et qui est allé vers elle. L’histoire se déroule au XIXème siècle. Elle raconte l’itinéraire d’un jeune médecin, Yasumoto, qui, alors qu'il espérait un poste à la cour du seigneur local (sa famille désire qu'il oublie là des fiançailles rompues), fait de mauvais gré son apprentissage dans un hôpital populaire, peuplé de gueux et de déshérités, et dirigé par celui que l’on surnomme Barberousse. Sa première confrontation avec la réalité de son métier est donc celle de la mort qui mène à la soumission active, à l'obéissance aux lois du travail : après avoir vu mourir deux hommes et cru mourir lui-même, il accepte finalement de travailler dans cet hospice. À travers son expérience, et le temps d’un long et foisonnant récit, Kurosawa dépeint le passage de l'égoïsme et de l'ambition individuelle à l'altruisme le plus désintéressé.


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Le scénario se scinde en deux parties, chacune véhiculant sa propre démarche cinématographique. Dans la première, qui voit l’amour succomber à ce dragon fascinant qu’est la mort, un labyrinthe se met en place. Yasumoto perd le contrôle de son destin. Lors de la visite du dispensaire, où s’établissent en toute clarté la disposition des lieux comme la hiérarchie des personnages, il se promène parmi les malades comme à travers une armée de morts-vivants en loques, aux regards hagards et aux corps décharnés. Pris dans le tourbillon des portes coulissantes et des longs couloirs de l’hôpital, il est cloîtré par la caméra qui le harcèle sous tous les angles de vue. Dépouillé de son identité par un univers qu’il doit assumer, il trouve son guide, l’exemple à suivre : Barberousse. En assistant à une trilogie des souffrances humaines (l’agonie du vieillard, l’opération de l’ouvrière, le trépas de Sahachi), il prend conscience de son devoir et de sa mission. La seconde partie est celle du retour à la vie : le héros est transformé par la douleur d’autrui. Le cadre passe des intérieurs sombres aux extérieurs lumineux, le soleil réapparaît. Dans une séquence incroyable, constituée de mouvements d’approche par à-coups, Kurosawa crée un véritable suspense en donnant à percevoir la stratégie de séduction mortelle d’une dangereuse patiente psychotique qu’on appelle la Mante Religieuse. Le plan témoigne d’une épuration plastique si merveilleusement intouchable qu’elle atteint la perfection, la théâtralisation se fonde à partir d’une bougie allumée au centre, délimitant à gauche le territoire scénique de Yasumoto et à droite celui de la folle. Quand le premier est attiré dans l’espace de la seconde, les ombres à leur tour s’approchent ou s’éloignent du sol, provoquant un dialogue subtil entre les horizontales et les verticales. On pourrait pousser à l’infini le jeu des lignes qu’exprime le rapport des objets entre eux. Une fois prouvé l’existence de ce code secret, il s’agit surtout de constater que la caméra fixée sur un plan immobile parvient à retenir autant de déplacements, de lignes, à bloquer autant de facettes d’un ou plusieurs éléments. Plus loin, lorsque le vieux mourant Sahachi lève les bras en croyant apercevoir sa bien-aimée, la projection de son ombre sur le mur dégage une poésie en accord avec les pleurs de ceux qui ont écouté son histoire. Ailleurs encore (la rencontre entre le charpentier et Onaka), c’est au son qu’il appartient de contenir ces tracés, ces dialogues intérieurs. À chaque fois ces compositions extrêmes s’assimilent à un doux calcul qui décuple l’émotion.


Car le film est construit comme un harmonieux échafaudage de micro-récits amples et poignants, dont chaque nouvel embrayage diffère (l’un est activé par une voix off, un autre s’articule autour d’un flash-back qui en recèle un deuxième en son sein, un troisième encore narre le passé d’un personnage qu’on ne verra jamais...). Cette approche feuilletonnante de la condition prolétarienne dresse un vaste tableau des turpitudes sociales : histoires de nymphomanie, d’adultère, de prostitution, de mendicité, d’incestes et d’usurpations familiales se succèdent. De la confession déchirante d'une pauvresse mariée malgré elle, tremblante de détresse et de désespoir, au témoignage feutré d'un homme se remémorant, au seuil du trépas, son amour brisé avec la femme qu'il a aimé jadis, le cinéaste témoigne d'une pudeur d'évocation sans faille qui fait monter les larmes aux yeux. Sage pétri d'humanité, Barberousse dispense un conseil difficile et paradoxal au jeune docteur, peu après son arrivée : "Ce sont les derniers moments d'une vie qui sont les plus sublimes." Face à l'agonie insoutenable d'un vieux patient, difficile de comprendre une telle pensée. Car ce qui s'impose au regard de l’apprenti n'est pas une notion abstraite, c'est un visage encore vivant dont les yeux ouverts ne voient plus, dont la bouche ne s'ouvre et ne se ferme que sur un râle d'une raucité terrible. Kurosawa maintient cet ultime gémissement au premier plan avec une durée infinie, une dureté impitoyable. Yasumoto voit chez ce vieillard la mort en soi, la mort nue, la mort d'un solitaire qui souffre à la fois de vivre et de mourir. Mort qui se verra dénier sa douleur même par ce Barberousse qui lui reconnaissait de la majesté : à l'orpheline demandant si son père a souffert, le docteur répond que non. Matérialisme de l'humaniste qui veut aider ce qui est encore vivant.


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Plus tard, lorsqu'une femme éventrée se tord de douleur en pleine intervention chirurgicale, jambes ligotées pour entraver ses mouvements, le novice défaille à nouveau. Il s'agit pourtant, là encore, de ne pas détourner le regard, d'encaisser le malheur et la souffrance dans leur dimension la plus crue, la plus triviale, pour les soulager au maximum. Le cinéaste fait payer sa générosité d’une rudesse dont l’humour ne masque pas tout à fait la brutalité. Barberousse n'hésite d'ailleurs pas à jouer de la savate avec une science judoïque sans défaut, offrant comme des réminiscences incongrues des combats fulgurants des Sept Samouraïs ou de Yojimbo, afin d’écarter de son chemin les imprudents qui voudraient l'empêcher de prodiguer ses soins à ceux qui en ont besoin. Ou bien à glisser un mot embarrassant au notable du coin pour qu'il contribue financièrement au logement d'une mère seule avec ses trois enfants. S'il les regrette (juste un peu) par la suite ("un bon médecin ne fait pas cela"), ces réjouissantes entorses à la déontologie apportent au film une truculente cocasserie, en plus de révéler le véritable visage du médecin. Dure et fermée, envahie par l’épaisse barbe rousse qui lui donne son sobriquet et dans laquelle s’aventure régulièrement sa main, cette figure laisse échapper, à l’occasion, un sourire franc, sincère, gorgé de magnanimité, lorsqu’il explique par exemple le comportement irrationnel de son élève par une fièvre de croissance. On se dit alors que c’est bien une âme de seigneur qui se donne à voir sur ces traits bourrus de brute au grand cœur.


Kurosawa ne ment pas sur la réalité sociale du Japon provincial du début du XIXème siècle, et sa reconstitution historique est, encore une fois, mue par une attention permanente aux délaissés et aux nécessiteux. Barberousse rappelle à quel point la solution aux problèmes est avant tout d'ordre politique, à quel point la prévention et l'amélioration de la vie doivent se traiter en amont. Que faire alors, face à tant de malheur et de détresse ? Tout simplement agir à son niveau, par une multitude de petits gestes qui auront valeur de profession de foi — on rejoint l’idéologie de Vivre. Un geste, c'est par exemple arracher une très jeune prostituée dépressive aux griffes de sa maquerelle, et lui prodiguer soins et attentions en faisant de l'obstination à la guérir la plus belle des vertus. Il faut voir la dextérité avec laquelle Barberousse parvient à faire avaler une potion à la sauvageonne effarouchée, lui tendant la cuillère à de multiples reprises, ponctuant chaque essai infructueux de la même onomatopée interrogative, avant que l’enfant, lentement, craintivement, accepte enfin d’avaler le médicament. Séquence superbe de drôlerie et de tendresse. Il faut voir la petite Otoyo fixer de son regard de chat sauvage le médecin qui la couve d’attention et, petit à petit, revenir à la lumière tandis que la force vitale réintègre son corps et son esprit. Lorsque Yasumoto tombera malade à son tour, c’est elle qui veillera sur lui, tel un ange protecteur, endormie sur sa poitrine. Ainsi, dans un pur réflexe d’empathie, elle n’arrêtera pas le garçonnet famélique qui viendra voler un bol de bouillie. Entre ces deux enfants se crée une reconnaissance, se noue un lien indéfectible. Voilà comment le cinéaste filme le miracle et en formalise l'existence — une existence prosaïque, humaine, exclue de religiosité — lors d'une dernière séquence bouleversante, qui voit les supplications jetées par quelques femmes au fond d'un puits arracher un être au royaume des ombres. À ce moment-là Otoyo se joint à elles : la dernière des étapes de son chemin la conduit à intégrer la communauté féminine, point culminant, apogée d'autant plus frappante qu'elle semble en contradiction avec la structure sociale que dépeint le reste du film.


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La collectivité des malades est en effet masculine : lorsqu'il découvre l'hôpital, Yasumoto écoute les plaintes d'un groupe d'hommes sur l'uniforme, les nattes, la nourriture. Les femmes, quant à elles, ne constituent que des cas individuels et forment principalement deux catégories. D’abord celles qui sont en rapport direct avec la mort. Le vieil homme meurt de la trahison de son épouse et de sa fille et de son secret qui l'étouffe. La seule relation possible entre la fille et le père est l'interrogation sur la mort ("Il n'a pas souffert ?"), et le sacrifice qu'elle apporte à ses mânes : elle a poignardé son mari. Autre amour mortel : Sahachi, abandonné par sa femme qui a eu peur de la Némésis, la retrouve par hasard alors qu'il la croyait morte dans un tremblement de terre et, quand elle vient le voir, la serre contre lui sans savoir qu'il lui enfonce ainsi sa broche dans le cœur. Au moment de son agonie, une pluie diluvienne découvrira le cadavre de son épouse, deuxième retour d'entre les morts. Parallèlement, il est d’autres femmes rappelant à la vie : Otoyo bien sûr, mais encore la sœur de la fiancée infidèle qui, avec une délicatesse têtue, ramène Yasumoto à une espèce d'ordre (le pardon des offenses, le mariage, donc la procréation). Que l'interprétation tentée de ce film d'une profonde richesse sous une apparence de morale simple ne trompe pas, cependant : il n'y a guère ici de symbolisme sinon celui, élémentaire, qu'utilisent les personnages comme un code nécessaire pour communiquer. Ainsi en est-il des larmes. Lorsque, sauvé par Barberousse de l'étreinte meurtrière de la Mante religieuse, Yasumoto pleure, il exprime la pitié sur lui-même ; quand Otoyo casse le bol qu'il lui présente, il pleure encore mais cette fois par pitié pour elle ; enfin, lorsqu'il lui demande pardon pour lui avoir laissé croire qu'il l'avait grondée, c'est elle qui s'agenouille et laisse éclater ses sanglots. Chacune de ces scènes marque à la fois un don de soi et un progrès, sans passer par le dialogue. Et toute l'articulation de ces rapports entre les personnages s'organise autour de Barberousse, bizarrement en creux, comme un super-héros qui serait absent de sa propre histoire. Avec la douceur patiente d’un chirurgien de l’âme, et par des plans longuement tenus qui sont autant de notes d’un andante de pure sérénité, Kurosawa atteint au sublime. On a devant cette œuvre magnifique le regard émerveillé du petit voleur devant Otoyo : la beauté et la poésie qui en émanent pourraient être comparées au plumage d’un oiseau venu d’un pays lointain.


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