Je ne suis sans doute pas le mieux placé pour définir le concept, et il serait malvenu de se montrer professoral sur le sujet, mais il m'avait semblé que le patriarcat, ce n'était pas (juste) des mecs qui font des barbeucs en se faisant servir des bières devant leurs bagnoles rutilantes. Qu'on ne pouvait le réduire aux agissements d'une somme d'individus. Qu'il s'agissait d'un phénomène systémique, structurel, vivant dans, par et pour nos institutions, au détriment des femmes et minorités sexuelles. Que c'était un phénomène bien plus insidieux, puissant et destructeur que les caricatures ou les atténuations pudiques que certain.e.s veulent bien nous servir.

Je n'ai aucun doute sur le fait que des personnalités aussi éminentes du cinéma féminin que Greta Gerwig - à qui on aurait du mal à reprocher une quelconque complaisance avec le sexisme - ou Margot Robie en aient pleinement conscience. Mais comment comprendre alors que Barbie se fasse aussi peu l'écho de la réalité complexe de ce phénomène ? Pour ne pas dresser un jugement trop univoque de ce film, il faut reconnaître que c'est avant tout la promo qu'on m'en a faite qui m'a conduit à penser que ce nouveau film de Gerwig, coécrit avec Noah Baumbach qui avait livré le génial Mariage story, était plus qu'une simple adaptation des aventures de la poupée blonde. La presse l'a brandi comme un film féministe, mes proches comme un film drôle et intelligent...

Drôle, il l'est. Le film a des qualités fortes, c'est indéniable, à commencer par le fait de ne pas avoir trahi son univers dans une mise en scène pop, décalée et réussie qui trouve mille et une astuces dans ses décors, costumes et gimmics. Le personnage de Ken, idiot pathétique et langoureux, est bien écrit et s'arroge les meilleurs moments de comédie. La première moitié du film tourne plutôt bien autour de ces points positifs et amorce une intrigue qui promet profondeur et croustillance.

Mais alors que Barbie commence à comprendre ce qui sépare le monde réel des espoirs suscités par sa propre existence sur la condition féminine, l'écriture du film s'effondre littéralement. J'aurais pardonné la trame convenue de l'intrigue, une certaine simplicité à niveau de poupée, le recours à quelques archétypes parlants qui animent la première partie du film, parce qu'ils sont cohérents avec l'univers un brin écervelé que les scénaristes érigent autour de leur sujet, abordé avec une belle dose de tendres sarcasmes. Mais ensuite, c'est le trou noir. Tant d'un point de vue des bases de l'écriture d'un scénario (ce qui est grave vu le pédigrée de ceux qui tiennent la plume) que des enjeux politiques portés par un film qui se revendique ouvertement militant (ce qui est pire).

La première limite trouve à s'illustrer dans la désinvolture avec laquelle les péripéties sont désormais égrenées, où les personnages forts s’affaiblissent (Sasha qui vend tout à coup son âme alors qu'on nous l'avait présentée comme l'ado rebelle woke de base) et où les auteurices se sont sentis obligés d'embarquer les corpos de Mattel dans une espèce de poursuite littéralement sans queue ni tête, pour le plaisir des pantalonnades ridicules de Will Ferrell. Un tiers du film passe alors par pertes et profits ; tout cela sent fort son cahier des charges finalement bien plus pesant que ce que ne laissaient présager les premières saillies à l'égard de Mattel (qui a produit le film donc).

La deuxième limite est encore plus grave, et m'a véritablement frappé après coup. De la conception holistique et systémique du patriarcat que je donne plus haut, et que le film fait mine d'embrasser lors de la virée dans le monde réel, les enjeux de l'intrigue sont ramenés à quelques symboles vidés de leur portée politique et sociétale, des caricatures. Cette simplification du propos est problématique, sinon dangereuse, car elle amoindrit le mal à combattre, en fait un sujet tout au plus de moquerie. Il n'y a qu'à se pencher sur la séquence cruciale du film où

Ken revient du monde réel et a transformé Barbieland en un forum testostéroné de machos ridicules.

Tout ce passage du film est évidemment l'occasion de produire des dialogues et situations croquantes, tournant en dérision le virilisme des personnages, mais il soulève aussi un certain malaise : comment des femmes (certes des poupées) occupant l'ensemble des responsabilités de leur pays, bien plus intelligentes, spirituelles et soutenues que leurs homologues masculins, ont-elle pu en moins de 24h se laisser renverser par le discours simpliste d'un unique homme et y trouver leur compte ? On croit halluciner quand on se remémore les excuses des intéressées au retour de Barbie ("C'est quand même moins fatigant de faire la potiche") ; quelle image de la femme cela renvoie-t-il ?

Pire encore, le putsch de Ken ne repose que sur un discours absolument caricatural du patriarcat qui omet tout ce qui en fait la force et la résilience. On n'en garde en gros que les sabots lourdingues de la gonflette, de la bière et des caisses. Mais si le patriarcat n'était que ça, cela ferait longtemps qu'on l'aurait mis à bas, et il ne serait d'ailleurs pas si problématique. Ce scénario d' "entertainment" oblitère, sinon nie, la réalité de ce concept - brandi une cinquantaine de fois dans le film (j'ai pas compté mais c'est l'idée) - qui est avant tout une question d'institutions et de structures : la famille, l'école, la police, la justice, la santé, les sciences, les structures managériales, la répartition des pouvoirs politiques... autant d'institutions d'ailleurs quasiment absentes de Barbieland et qui concourent à la domination de l'homme, pour l'homme et par l'homme. Sans compter les violences imposées aux femmes, et qui disparaissent purement et simplement du panorama brossé par Barbie, à l'exception des violences symboliques et verbales : contrôle des corps, violences sexuelles, violences conjugales, harcèlement de toute sorte, féminicides... Même la longue et touchante et galvanisante diatribe de Gloria, vraie et sincère au demeurant, ne renvoie qu'à une perception individuelle du patriarcat, dont les enjeux politiques collectifs et sociétaux ne sont abordés qu'au travers d'un vécu (certes partagé par l'intégralité ou presque des femmes) et pas d'une dénonciation des structures sociales qui rendent possible, renforcent et s'appuient sur ces inégalités. En ramenant le patriarcat à une affaire de revendications individuelles d'hommes fragiles, d'habitus et de modes de vie comme le fait le film, en l'édulcorant en somme, on perd la nature même de cette domination et on loupe le message que l'on voulait faire passer.

Mais le voulait-on vraiment ? C'est peut-être là ma naïveté que d'avoir cru que Mattel allait mettre à bas de manière aussi sincère et transparente un système qui a tout de même fait sa réussite et dont elle joue aujourd'hui avec manifestement beaucoup de subtilité (pas tant que ça en fait) pour pink-washer à bon compte son héritage. Parce qu'en fait, si ce film se révèle être un très mauvais pourfendeur du patriarcat, il s'avère en creux être une très bonne leçon sur son alter-ego : le bon vieux capitalisme des familles. Coup de com très soigneusement entretenu, grands noms du cinéma indé et féministe en tête d'affiche, promesses de livrer un film pertinent et sincère comme pour venger ces générations de gamines éconduites par leur poupée aux mensurations excentriques... La machine marketing tourne à plein régime. Passé la désillusion, même le générique de fin rigolo qui rappelle toutes les poupées présentes dans le film (c'est tout juste si on n'a pas le QR Code pour être rebasculé sur le site de Mattel afin de préparer les cadeaux de Noël) apparait pour ce qu'il est : une publicité facile. Bien sûr que Marvel et Disney font ça aussi, avec leurs produits dérivés à l'infini, mais le cynisme est aujourd'hui à son comble lorsqu'il se pare du juste combat pour l'égalité des genres et des sexes. Le patriarcat, le féminisme sont donc ramenés à des sloggans, des produits d'appel, c'est beau. Mattel a d'ailleurs annoncé le lancement d'une franchise : on attend avec impatience Jane Fonda derrière la caméra et Barbie Gisèle Halimi en héroïne.

Le plus dur dans tout ça - à moins que je sois passé à côté de quelque-chose ? J'aimerais vraiment - c'est de comprendre comment Gerwig et Robbie ont pu participer à cette farce et s'en rendre, le mot est fort, un peu complices...

Fwankifaël
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le 3 août 2023

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