Tu ne vois même pas comment défendre ce bidule, ne serait-ce qu’un minimum, et la seule chose qui te vienne à l’esprit, là tout de suite, c’est que Bardo est bien l’une des plus belles purges que tu aies pu voir récemment. Et ça, c’est déjà un exploit en soi. À l’instar de son compatriote Alfonso Cuarón et son laborieux Roma, Alejandro González Iñárritu est revenu au Mexique, après plusieurs années passées à l’international (et avec le succès que l’on sait, pour l’un comme pour l’autre), pour réaliser SA fresque intime et politique produite les yeux fermés par Netflix. Et si Cuarón revenait sur les pas et dans le quartier de son enfance, Iñárritu préfère l’autoportrait en forme de mise en abîme, de thérapie onirique où il pérore longuement, très longuement (deux heures trente et beaucoup de poussières), sur son statut d’artiste cosmopolite et d’expatrié pourtant viscéralement attaché à son pays.
Pour ça, Iñárritu s’est gavé de Fellini (Huit et demi évidemment) et de Bergman (Les fraises sauvages évidemment), de Malick (grand angle et métaphysique de bazar, combo gagnant) et de Gondry un peu, et puis il a régurgité tout ça en une espèce de fourre-tout indigeste obnubilé par l’envie de constamment épater la galerie. C’est bien simple : à chaque scène, et presque à chaque plan, il s’agit pour Iñárritu de t’en mettre plein la vue. De penser d’abord prouesses techniques (des travellings partout, des plans-séquences partout, des mouvements et des cadrages complexes partout…) avant mise en scène inspirée.
De vouloir faire avant de donner à ressentir, quand bien même Iñárritu y croyait dur comme fer («Dans Bardo, il n’y a rien à comprendre, mais tout à ressentir», a-t-il expliqué et, sur ce point, tu préfères ne pas t’appesantir tant l’intention brille par sa douloureuse ironie). Car là est le problème (enfin l’un des problèmes) de Bardo (ne pas oublier le sous-titre, ronflant à mort : Fausse chronique de quelques vérités) : ne rien éprouver face à la belle ouvrage (un grand merci à Darius Khondji pour la magnifique photographie), rester déconfit, n’être que vide. Plus trivialement : s’emmerder, et s’emmerder ferme. Iñárritu pouvait aussi bien nous parler de comment préparer une bonne enchilada ou comment porter le sombrero avec panache, cela revenait au même : on-s’em-mer-de.
Qu’importe le discours (moi, l’Artiste qui pense et qui souffre, qui s’est vendu à une puissance capitaliste…) et les (trop) nombreux sujets abordés (ça parle d’intime, de famille, d’Histoire du Mexique, de création, de succès, du temps qui passe…), ils sont de toute façon occultés par la vanité esthétique d’Iñárritu qui ravage tout sur son passage. À travers le personnage de Silverio Gama, journaliste et documentariste mexicain exilé à Los Angeles retournant dans son pays natal pour recevoir un prix prestigieux, Iñárritu se raconte (et son pays avec) en élaborant une narration qui oscille sans cesse entre rêves et réalité, entre souvenirs et illusions (perdues), mort et renaissance (ça tombe bien : le bardo, dans le bouddhisme tibétain, désigne précisément cet état intermédiaire).
Récit gigogne qui aurait pu se révéler passionnant si, problème encore, Iñárritu n’avait réduit son propos à des généralités et des divagations aussi creuses que ces formules toutes faites tirées d’un manuel de développement personnel (petit florilège, attention à vous, ça pique : «Tu ne sais pas apprécier les choses parce que rien ne te coûte», «On fait toujours de son mieux, mais ce n’est jamais assez», «Mon plus grand échec, c’est d’avoir réussi», «On est libre de choisir où on veut vivre»…). Pour finir, et comme si ça ne suffisait pas à ton malheur (autant qu’au mastoc de la chose), Iñárritu aime à faire preuve d’un symbolisme lourdingue (par exemple la scène du bébé laissé à la mer, summum de risible et de pitoyable) qui, définitivement, achève d’enfermer cette autofiction dans les limbes de sa propre vacuité.
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