Il faudrait, afin de les juger sur leurs seuls mérites, oublier tout ce qu'on a entendu sur les films qu'on se propose de voir. Vaste projet quant il s'agit de Barry Lyndon... Et pourtant, pourtant, en préalable à sa vision, il faudrait s'efforcer d'oublier des mots tels que "Stanley Kubrick", "génie ", "chef-d'oeuvre" ou autres qualificatifs intimidants. Simple mesure d'hygiène mentale selon moi, absolument nécessaire mais quasiment impossible à mettre en oeuvre tant on ne se débarrasse pas des préjugés comme on se lave les mains...
A mon sens, Barry Lyndon est un bon film certes, mais qui pour les raisons susdites, demeure largement surestimé.
D'abord il me semble que si Kubrick est un grand artiste, il ne faut pas se méprendre sur lui, il n'est pas comblé de tous les dons. Je dirai même que, plus que chez beaucoup d'autres, cohabitent en lui qualités et faiblesses, talents évidents et inaptitudes tout aussi avérées.
Son point fort, son territoire de prédilection, ce sont, comme disait Kierkegaard, "les abimes qui se cachent sous nos beaux parquets huilés", qu'ils soient ceux de l'infiniment grand (2001), de la folie (Shining) ou bien du fantasme masculin (Eyes wide shut). Lui mieux que quiconque, peut nous faire sentir le malaise et le vertige qui procèdent de ces arrières-mondes.
Il a une deuxième veine qui personnellement me convainc moins: l'ironie, ironie des situations, regard cynique et désabusé sur la morale dans lequel certains reconnaitront une certaine forme d'humour (Orange mécanique, Docteur Folamour).
Reste enfin chez lui, ce qu'on pourrait nommer l'art pour l'art : sa mise en scène est parfois si réussie qu'elle suffit a légitimer certains de ses films. Peu importe, l'absence du discours, de point de vue, le manque d'humanité, l'inexistence des personnages, la scène finale de Full métal jacket ou les couloirs de l'Hôtel de Shining par exemple se fixent à jamais dans notre mémoire tant ils sont remarquablement filmés.
Telles sont les qualités de Kubrick. Il est évident en revanche qu'il ne possède pas le talent de restituer le mouvement, la vie, l'humanité, ou en tous cas moins que d'autres (Fellini, de Broca, Mikhalkov etc..). Bref, ses films manquent de chair. Cette faiblesse, il la contourne tant bien que mal, parfois magnifiquement, lorsque précisément il choisit d'éviter cette dimension pour traiter son envers (l'inhumanité des espaces infinis, 2001), parfois plus problématiquement, quand la mise en scène seule doit porter sur ses épaules un film qui manque cruellement d'humanité (Full métal jacket). Barry Lyndon est hélas de cette seconde catégorie.
Pour Kubrick, la motivation de son tournage était avant tout esthétique et se résumait en un défi : était-il capable de reconstituer dans un film des tableaux du XVIIIe, de porter sur un écran de cinéma l'art pictural de cette époque?
L'erreur était double: péché de formalisme premièrement (ce n'était pas tant une société qu'il s'efforçait de ressusciter que son art), confusion du médium deuxièmement (le cinéma dans son essence est plus que de la peinture, c'est aussi le mouvement). Or à la vision de son oeuvre, il semble que le mouvement et la vie en général sont les grands sacrifiés de l'affaire. Trop souvent sa mise en scène consiste à passer d'un tableau à un autre, ce qui amène parfois l'impression gênante d'une succession d'images. A l'intérieur de chaque tableau, ses personnages perdent toute initiative tant ils ne doivent pas dépareiller à la composition. Les scènes d'auberges à ce niveau sont bien tristes et statiques, à croire que c'est le décor qui devient central et les personnages secondaires.
Que dire de l'intrigue ? je ne suis pas certain comme je l'ai dit, qu'elle ait été la motivation du film. Comme le reste, elle accompagne les images, avec plus ou moins de bonheur.
Lors de la mort de leur fils, je me surprends à être systématiquement indifférent aux larmes de Lord Lyndon et de sa femme. Est-ce normal ?
Je ne prétends pas détenir la vérité de Barry Lyndon, et d'ailleurs je ne désespère pas de prendre un jour du plaisir à ce film. Mais quoi qu'il en soit, connaissant les mécanismes de l'adoration, je sais qu'une oeuvre pour diverses raisons, peut indument cristalliser les louanges. Cela ne dure pas forcément. Beaucoup de baudruches se sont dégonflées au cours des générations (parfois très vite). Barry Lyndon n'est pas une baudruche mais c'est un film mal né, dont les qualités (réelles) ne peuvent pas compenser les lacunes. Il n'est pas improbable qu'il perde, lentement, au cours des années une partie de son aura pour apparaître tel qu'il est vraiment: un exercice de style réussi pour un film raté, une oeuvre mineure dans la carrière d'un artiste majeur.