Stanley Kubrick voulait réaliser son "Napoléon", dont il estimait qu'il s'agirait de son plus grand film, voire d'un des plus grand (le plus grand ?) films de l'histoire du cinéma. Sa modestie n'était pas aussi légendaire que lui. Et il ne put réaliser son chef-d'oeuvre. Grand bien lui fît ou non, qu'importe : "Napoléon" aurait pu être mieux que "Barry Lyndon". Mais dans ce cas, il aurait vraiment fallu que Stanley Kubrick dépasse ce qu'aucun cinéaste ne fera jamais.
Car, sans se mentir, "Barry Lyndon" est l'accomplissement d'un auteur génial, une gigantesque fresque historique dont on peine à croire qu'elle résulte d'un travail humain, même en sachant que c'est l'oeuvre de plusieurs êtres humains... Tout, absolument tout, y transpire le génie, la maîtrise stylistique, le panache, l'amour pour le cinéma, le sens du cadre, la rigoureuse et délirante méticulosité du maître. Personne n'est jamais monté aussi haut que Kubrick et nous nous sentons bien petits en regardant l'histoire de Redmond Barry nous contempler depuis le sommet de la montagne, quand bien même ce petit personnage que tantôt nous haïssons, tantôt nous aimons, et pour lequel la pitié finit par ne plus suffire, se trouve au fond de l'abîme.
Est-il encore besoin de détailler ? Stanley Kubrick sait utiliser la lumière : il semble être le seul à le faire. Ces bougies inondent des acteurs comme des tableaux enjolivent des figures mythologiques. L'absence de profondeur de champ nous invite à regarder chaque plan comme dans une musée : les paysages sont dessinés par la caméra, peints par l'objectif ; mais ils sont réels, ils ont été filmés, ils ne sont pas reproduits. Là est l'essence du cinéma : montrer le réel et le sublimer sans le travestir.
De travestissement, voilà cependant ce dont parle "Barry Lyndon". Le cinéma de Stanley Kubrick répond à cette volonté : montrer sans fards cette humanité qui ne fait que porter des masques, pour sombrer toute entière, qu'importe l'agissement des hommes et des femmes. Redmond Barry, nous le plaignions, nous lui souhaitons le bonheur, nous le trouvons résolument malchanceux ; ensuite, la haine nous envahit ; finalement, que penser de celui qui cherchait simplement à trouver une place dans une société aussi perdue que lui ? "They are all equal now", nous dit le panneau de fin. Chacun perd, chacun croit en sa chance et lutte pour survivre. Mais Stanley Kubrick met en lumière - en bougie ! - tout ce qui fait l'humanité : les faux-semblants pour briller ; l'absurdité de la guerre et le fait que, pourtant, on continue de la pratiquer ; la communication comme seul remède - mais personne, dans "Barry Lyndon", ne communique comme une fin, uniquement comme un moyen ; le pouvoir.
Bien entendu, il faut tout le talent d'un cinéaste et d'une équipe brillante pour illustrer à merveille toutes ces thématiques. Outre l'image, il faut ici souligner les choix musicaux - des larmes coulent à chaque fois que je revois cette scène de séduction tandis que le trio de Schubert s'écoule, parfaitement synchronisé, percutant nos coeurs... -, le rythme doux comme un fleuve s'écoule et se jette dans la mer, le jeu limpide des acteurs aux visages d'angelots pervertis.
Décidément, Stanley Kubrick, personne n'osera jamais commencer à escalader cette montagne sur laquelle vous vous êtes installé et au sommet de laquelle, non loin d'"Eyes Wide Shut" mais encore plus haut que lui, trône, fièrement, "Barry Lyndon".