Tom Cruise a beau soigner les apparences, paraissant quinze ans de moins qu'il n'en fait, ce sont bien elles qui rebutent nombre de spectateurs à aller voir ses films depuis qu'il se consacre exclusivement aux blockbusters. Ses films oui, car s'il n'en est pas le réalisateur c'est lui qui assure la production de bon nombre d'entre eux, choisi les réalisateurs et contrôle le plus possible le processus créatif. Au-delà des intérêts pécuniers et scientologues, force est de constater que le bougre tire le cinéma de divertissement vers le haut, rappelant un certain Steve McQueen dans la dernière partie de sa carrière. Ceci toute proportion gardée, dans la mesure où son parcours est inégal : les deux derniers "Cruise movies", entre une suite de "Jack Reacher" et un reboot de "La Momie", ne marqueront d'ailleurs pas sa carrière d'acteur-démiurge. Quant au réalisateur Doug Liman, il est tout aussi inconstant, son précédent film "The Wall" sorti au printemps manquait de chair sous son vernis faussement subversif. Leur collaboration il y a trois ans pour "Edge of Tomorrow" était en tout cas une réussite, qui augurait le meilleur pour ce nouveau tendem Cruise/Liman sortant ce mois-ci, "Barry Seal". La bande-annonce laissait malgré cela entrevoir un métrage consensuel et sans relief... Mais pourquoi se fier aux apparences, déjà ?


Il y avait de quoi se méfier, dans la mesure où le biopic à l'américaine est rarement fructueux, tellement le genre s'enferme dans un système rigide et peu inventif. Et ce, même lorsque le destin qu'il relate est peu conventionnel : narrer le parcours d'un iconoclaste avec une trame réglée comme du papier à musique, il n'y a rien de plus courant à Hollywood. Celui-ci, il faut l'avouer, tombe dans certaines des tares habituelles. La principale est de sacrifier en partie le drame au profit d'une légèreté ivre et "cool", comme avait pu le faire "Seul sur Mars". Cependant un tel registre humoristique pour traiter du trafic d'armes et de drogues d'un seul homme impliquant la CIA et Pablo Escobar au début de la dernière décennie de la Guerre Froide n'est pas injustifié : il traduit l'état d'esprit du personnage au cœur de la tourmente. Le mécanisme narratif, au montage soigné, se fluidifie ainsi tout en expliquant pertinemment les enjeux de cette histoire véridique. Alors qu'il est pilote d'avion de ligne et contrebandier pour arrondir ses fins de mois, Barry Seal ne voit aucun inconvénient à être forcé par la CIA à livrer des armes aux Contras, des groupes armés censés combattre le gouvernement communiste au Nicaragua. Et n'en voit pas moins à profiter de ce statut exceptionnel pour faire passer de la cocaïne sur le sol américain. Cette attitude dilettante contamine même les explications géopolitiques, expliquées en deux temps trois mouvements, et l'agent de la CIA qui semble se contreficher que les Contras frôlent l'amateurisme et que son associé n'agit pas que pour les intérêts de l'Etat américain.


Cette démarche où les raccourcis narratifs sont nombreux manque franchement de rigueur historique, mais la position dénonciatrice du film est moins journalistique qu'ironique et astucieuse. En travestissant sa forme en éloge classique de la réussite sociale "à l'américaine" (avec liasses de billets, piscines, champagnes qui agrémentent la vie de la femme et la fille de Barry) jusque dans son titre original "American Made", le métrage bat en brèche l'idéologie dominante anglo-saxonne d'accomplissement individuel, comme a pu le faire avant lui Scorsese avec "Les Affranchis" et "Le Loup de Wall Street". Tout comme Martin, Doug produit des ruptures de ton qui désenchantent la trajectoire individuelle de Barry Seal, d'une déconstruction progressive de la cellule familiale ("-Do you trust me ? -No !") jusqu'aux dernières secondes qui mettent un terme définitif au jeu qui se révèle plutôt macabre. Evidemment, le film n'a pas la virtuosité et la cohérence totale des réalisations de Scorsese, mais il a le même soin pour la bande-son ("Wah-Wah" de George Harrison en générique de fin, ça claque) et cette même empathie détâchée pour des personnages qui ne recherchent après tout que la réussite sociale.


Surtout, il a le mérite de mettre efficacement sur le même plan immoral l'Etat américain, les narcotrafiquants mexicains et le personnage principal. Reagan, George Bush, Les mensonges d'Etat, l'absurdité bureaucratique fédérale qui amène Barry à se faire arrêter en même temps par la DEA, la police locale et le FBI sans que ceux-ci se soient concertés, rien ne semble oublié pour démontrer les limites du système américain. Pas même le fait scandaleux que l'agent de la CIA impliqué continue librement sa carrière après la révélation de l'affaire. Si cette production Tom Cruise manque certainement d'originalité cinématographique, elle n'en reste pas moins très bien menée, et restera peut-être comme la plus subversive.


Voir ma critique d '"Edge of Tomorrow" : https://www.senscritique.com/film/Edge_of_Tomorrow/critique/37483909


Voir ma critique de "The Wall" : https://www.senscritique.com/film/The_Wall/critique/126752581


Voir ma critique de "Mission Impossible 5" : https://www.senscritique.com/film/Mission_Impossible_Rogue_Nation/critique/38254874

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le 29 sept. 2017

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Marius Jouanny

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