Vu au cinéma (la critique spoil le déroulé du film).
Je différencie l'idée de voyage de celle du road movie - même si les formulations sont assez similaires - car là où le road movie consiste en une évolution fluide d'un lieu à un autre au cours d'une balade souvent sans but, le voyage met en lumière ses étapes donnant à voir clairement les axes qui le compose. Pour illustrer cette comparaison des deux termes dont la nouvelle définition n'est peut être qu'une béquille un peu fragile pour amorcer la critique du dernier film d'Ari Aster (déjà précédé de la réputation de ses deux précédents films Hérédité (2018) et Midsommar (2019) que je n'ai pas vu), Macadam Cowboy (1969, John Schlesinger) tient quelque chose du road movie dans la manière dont les personnages passent leur temps à déambuler dans la ville avec un but simple (trouver une cliente pour le héros, gigolo) qui laisse la possibilité à diverses choses de se produire tandis que des western classiques tel que La chevauchée fantastique (1939, John Ford) ou La piste des géants (1930, Raoul Walsh) montre des protagonistes suivre un trajet avec un but précis: se rendre dans une ville ou partir conquérir l'Ouest et où les étapes (par le temps avec lequel elles sont mises en valeur, par exemple la descente d'une montagne par des charrettes chez Walsh ou le partage d'un repas avant de continuer la route chez Ford) apparaissent clairement. Beau is Afraid (2023) est plutôt à placer dans la catégorie des films de voyage dans toute sa longueur et dans sa manière de faire vivre les lieux que le récit habite par la mise en scène et en les traitants comme des segments clos dans lesquels on ne revient pas.
Le première élément qui perturbe dans le film avant l'absence total d'explication des figures fantastiques, horrifiques ou folles de son univers, c'est le ton changeant et instable. Si dans les premières minutes l'on construit l'axe dramatique et naturaliste du film, au cours d'une séance avec un psychologue et de longs appels téléphoniques inquiétants - qui seront un ressort à plusieurs moments du film, pour construire l'état émotionnel ultra fracturé du protagoniste à l'aide de long silence, de plan fixe et d'un visage déformé par l'anxiété ou la tristesse - , le drame et la proximité avec une situation réelle vole très vite en éclat dans ce qui suit avec le premier segment du film sur la rue et l'habitation, où la surenchère de bizarrerie non expliqué (ce tueur poignardant ses victimes les testicules à l'air (pouvant représenter une angoisse du héros qu'on cerne plus tard dans le film), ce jeune homme essayant fièrement une kalachnikov en pleine rue ou tout ses personnages brayant et s'affrontant dans la ville sans que personne ne réagisse) s'additionne à l'humour du film (la séquence absurde où le protagoniste doit aller chercher de l'eau par ce qu'il risque de mourir en prenant un médicament à sec, le contraste sonore entre la petite musique latino de la supérette et les gens qui se tabassent dehors, toute la malchance et la victimisation du protagoniste par son environnement et ceux qui l'entoure comme lorsqu'il est harcelé pendant son sommeil parce qu'on se plein du bruit qu'il fait alors qu'il est parfaitement silencieux) pour dérouter le spectateur.
Toutes ces étrangetés ne manque pas de mise en avant visuelle puisque le film met de grand mouvements d'appareils au service de la confrontation du héros peureux à un espace fou (chose que l'on verra pratiquement dans chaque étape) que ce soit dans un long travelling à travers plusieurs décors lorsque le héros court de la rue à la supérette ou bien un plan de paranoïa très vidéoludique où le protagoniste tourne à 360° en quatre fois suivi de près par la caméra rappelant les vus à la troisième personne des jeux d'horreur ps1,ps2 à l'instar de Silent Hill 2 (2001) redoublant dans un style voyant le sentiment de menace du héros qui se construit dans cette partie du film. A l'inverse de cette grande image (décors très présent, profondeur de champ) et de ses grands mouvements d'appareils, le film construit aussi une horreur plus claustrophobe, plus refermé avec une image fixe et instable, comprenez une tentative de création de tension en se plaçant près du personnage, dans sa maison et en le faisant scruter longuement les environs ou bien un saut d'image, qui fait avancer le temps de façon abrupt, pour rendre la perturbation interne du personnage (sonné après avoir perdu l'accès à son domicile ou après un coup de téléphone douloureux), forme assez classique de l'horreur moderne. Ce segment à l'allure entièrement hétérogène fini par se conclure dans une figure phare de l'horreur depuis la scène de la douche de Psychose (1960, Alfred Hitchcock) c'est à dire la mutation d'un élément, d'un lieu du quotidien en quelque chose d'horrifique, prenant l'aspect d'un bain particulièrement physique qui bien que transmettant correctement la sensation de choc des corps souffre déjà du ton instable du film qui peine à créer la peur, avant que cette scène cloitrée mue en grande image dans une suite de micro péripéties folles et comportant pour la première fois une certaine violence.
On évolue alors vers une seconde figure importante de l'horreur moderne, après l'urbanité et le home invasion aux personnages criards, grotesques et hyper violents que ne renierait pas le Aronofsky de Mother! (2017), l'hôte qui masque sa nature de prédateur par une gentillesse un peu trop marqué (Calvaire (2005, Fabrice du Welz) ou plus connue Get Out (2018, Jordan Peele)). Ce segment qui redoublera l'aspect dramatique avec un nouvel appel téléphonique sera aussi vecteur d'un nouveau type de comédie, plus orienté sur les personnages que les situations extravagantes, avec une petite famille parfaite: une mère aimante, un père moustachu chirurgien et adepte du barbecue, une adolescente mal aimable et un vétéran de guerre fou maintenu sous médicaments semblant à tout moment près à sauter à la gorge du protagoniste.
L'ambiance plus douce et la plus grande empreinte comique calme l'horreur jusqu'à ce que le héros cinquantenaire soit abusé par deux adolescentes qui le force à se droguer et à entrer après une forte angoisse dans un souvenir refoulé, construisant enfin la relation centrale entre le protagoniste et sa mère. On sort pour la première du champ restreint et peu attrayant de l'horreur moderne (comprenez par là, puisque je ne l'ai pas précisé avant, dans les années 2000 à 2020 c'est à dire post slasher, au moment des films de fantômes avec des micros éléments de tension un peu médiocre) où les choses sont basés sur de l'attente, de la tension prise au plus près d'un personnage, un malmènement du montage, une image trop lisse à l'air du numérique qui manque d'âme (chose qu'on retrouve ici avec une photographie un peu générique) et une scrutation de l'environnement qui confine à l'ennuie (à noter qu'il s'agit d'une tendance et que comme toute tendance cinématographique, elle est défendu par une part de grand films qui savent faire de l'image et nourrir le temps d'attente entre mise en place d'éléments et explosion finale, je pense au très bon Dark Water (2002, Hideo Nakata)), pour aller vers un éveil à l'amour durant l'enfance, sur un paquebot de croisière qui tout en amenant des éléments étranges et importants pour la suite, apporte un moment de beauté.
Après cela, le film remit sur des bases plus surprenantes, fait à nouveau éclater le segment longuet dans la maison avec une scène de terreur et d'explosion émotionnelle incontrôlée et inexpliquée à base de peinture qui fonctionne sans contrepoint comique. Le film va aller vers plus de travail du fond et une forme possédant quelque chose de somptueux avec le moment de grâce du film, le segment de la forêt où l'on assiste lors d'une représentation théâtrale à un conte initiatique mêlant pur invention, passage déjà vu par le héros et élément qui seront étoffés plus tard, s'étendant pendant plusieurs dizaines de minutes et mêlant un style factice tout en décors fabriqué avec des personnages animés et un héros réel, et terminant en triple mise en abime: on regarde le héros qui regarde une pièce de théâtre où il s'imagine en héros retrouvant ses trois fils en train de jouer sur une scène de théâtre l'histoire de ce père qui cherche à les retrouver et qui se trouve dans la représentation, les deux histoires finissant par converger. Si ce type de séquence de mise en abime n'est pas un élément pleinement original, il est ici brillamment utilisé parce qu'il réussi à perdre le spectateur dans un récit étendu, à nettoyer son esprit de deux heures d'événements étranges et malsains et à souligner les thèmes important qui émergeront lors du final (en cela, elle se rapproche d'une séquence virtuose du film Un grand voyage vers la nuit (2018, Bi Gan) sur laquelle je préfère ne rien dévoiler mais que je conseil énormément de voir).
Les deux derniers segment du film en constitue le pic macabre, là où l'on était plutôt dans un humour noir très présent, on se retrouve dans un mélange d'émotion et de relation familiale très violente agrémenter d'un travail de l'imaginaire freudien (peur de la castration et être hybride entre le pénis et l'insecte de Starship Troopers (1997, Paul Verhoeven), il en cite d'ailleurs un plan) avant que le protagoniste soit, dans une séquence à nouveau dans l'imagerie grandiose, submergé par sa culpabilité qui l'irrigue depuis les balbutiements du film.
Ainsi, le film d'Ari Aster, quand bien même il comporte une forte hétérogénéité et une durée immense, pouvant lui donner parfois, auprès d'un spectateur peu réceptif, un air de gloubi-boulga présomptueux et chaotique, il s'agit tout de même d'une proposition cinématographique qui fonctionne par touches (sur 3h on peut être plus ou moins embarqué par le film mais on ne souffre pas d'un ennuie profond) et qui donne à l'horreur une dimension à la fois hautement dramatique et un traitement de l'image qui sort de la petite tension pour aller vers le grand voyage et le gigantisme, on sera séduit si tant est que l'on ne poursuit pas le but de tout comprendre. Dans sa dimension chaotique, si l'on évacue les thèmes et la pur horreur, le film se rapproche d'un autre, bien supérieur, La Fièvre de Petrov (2020, Kirill Serebrennikov) qui ne fonctionne pas seulement par petite touche et qui obtient pleine adhésion du spectateur par un mélange de procédé techniques virtuoses, de réalité vacillantes beaucoup plus prenante visuellement que celle d'Ari Aster (qui ne nous remue peut être pas assez en comparaison de la quantité de médocs pris par ses personnages) et d'une mise en scène parfaitement homogène dans ses excès qui concentre l'attention du spectateur là où l'essai (non dénué de qualité) d'Ari Aster la disperse.