Exister n'est-il pas le but ultime d'une vie, au-delà du simple fait d'être vivant ? Laisser son empreinte dans un monde où la masse fait loi, où l'individualité, en s'exacerbant, ne fait finalement que rassembler la masse dans une même direction ? Souvent, l'hypocrite volonté de se différencier de ses contemporains ne fait qu'accroître la ressemblance entre les Hommes. Mais quand l'espoir et l'ignorance s'en mêlent, alors crédulité et puérilité s'assimilent pour que la vérité s'effondre devant l'émergence d'un homme dont la parole et l'attitude défient la norme d'une société capitaliste aveuglée par sa propre lumière. Plus encore, c'est l'existence même de ce "Chance Gardener" (Chance le Jardinier) qui symbolise le désespoir introverti de l'être humain devant l'impuissance de la société dont il est si fier à se retrouver constamment devant l'impasse d'un renouveau salvateur.
Being There de Hal Ashby est un film aussi atypique que son personnage-clé, magistralement interprété par Peter Sellers. Prénommé Chance, il fait partie de ces rares êtres vivants à bien porter son nom. Son existence ? La Chance l'a amené à vivre la plus grande partie de sa vie comme jardinier d'une immense propriété. Tout ce qui lui fût nécessaire pour vivre heureux, il l'avait à portée de membres : "son" -immense- jardin, sa tranquillité de vie, "son" chez-lui, et ses repas que lui offrait avec gentillesse Louise, domestique de la propriété. Mais lorsque le vieil homme meurt, des avocats récupèrent la propriété et parviennent à faire comprendre à Chance qu'il doit partir. Ce dernier est une anomalie du genre humain, aussi cru, honnête et distrait qu'un enfant, il vit dans sa bulle que personne ne comprend. Il est un simple d'esprit, pourtant cette intelligence limitée est sans aucun doute sa plus grande qualité, car au-delà de sa grande crédulité, il est également totalement détaché de ce qui fait la norme de l'être humain pour être apprécié par ses pairs. Mais il est un homme mûr, au charme particulier, et son regard perdu imprimé sur un visage d'homme bien fait crée l'illusion d'un personnage à la sagesse infinie, aussi profond que perspicace.
Aussi, lorsque, déambulant au coeur de Washington, sans toit ni famille ni avenir, il se fait renverser par un limousine -après avoir harangué poliment mais sans succès quelques personnes dans la rue pour le nourrir- il a tôt fait de se faire inviter le temps de soigner sa jambe écrasée. Pour la première fois, il part dans l'inconnu, car seule Louise, partie vers d'autres horizons, le connait. Il est donc tel que les gens le voient : un inconnu au regard lointain, profond, peu loquace mais dont chaque parole suscite l'intérêt de l'interlocuteur, intrigué par une telle singularité. Qui est-il ? A cette question, ce dernier, encore sous le choc de l'accident, marmonne "Chance the gardener" pour se présenter, et Eve, qui le ramène chez son mari pour le soigner, comprend "Chancey Gardener". A ce moment-là, le quiproquo s'installe pour ne cesser de prendre de l'importance au fil du récit. Eve est intriguée par cet homme mystérieux, si différent des autres. Son regard perdu et ses paroles l'intriguent, et il aura tôt fait de séduire toute la maisonnée, balayant l'ombre de mort qui plane sur la propriété. Il apporte le sourire à ses occupants, et attise à nouveau la volonté de continuer d'exister, même pour peu de temps, chez Mr Rand (Melvyn Douglas), mari d'Eve (Shirley MacLaine) et atteint d'une maladie incurable.
Malgré son esprit limité Chance est heureux, car il a de nouveau droit à un toit et des repas réguliers. Mais plus important : il peut regarder la télé tout son soûl, son seul cente d'intérêt avec les jardins. A mon sens, la scène dans la limousine où Chance est absorbé par un dessin animé mettant en scène un jeune Black prônant la tolérance et s'élevant dans la société, appuyé par une musique saisissante, résume à elle seule l'esprit du film : beau, solennel, mélancolique, simple. Car Hal Ashby fait un boulot incroyable derrière sa caméra, et Peter Sellers illumine l'écran de tout son talent. Ce film est triste, mais sa simplicité visuelle et scénaristique lui donnent une aura fascinante grâce à laquelle j'ai compris la réelle signification de l’hypnotisme. Car Being There fait partie de ces films inoubliables qui font que le cinéma me passionne. Je doute qu'il plaise à tout le monde, chacun ayant sa propre sensibilité, mais il justifie certainement deux petites heures de notre temps.
Quid de la rencontre avec le Président et de ses conséquences ? Là aussi, c'est un coup de maître. Chacune des agences américaines tente de découvrir en vain qui il est, tout comme chaque journaliste depuis que le Président a mentionné à la télévision des paroles emplies d'espoir que Chance a prononcées, renforçant le mystère et la popularité entourant cet homme qui "murmure à l'oreille du Président", cet inconnu si étrange que nul -sauf Louise- ne sait qui il est. Aucun papiers, aucun antécédents, sa véritable identité est inconnue de tous, ce qui force à la spéculation, suppléée par l'admiration qu'il suscite auprès de tous suite à ses interventions médiatiques. Un John Doe simple d'esprit qui égaye chaque personne qu'il rencontre peut-il vraiment n'être qu'un simple idiot ? Ou serait-il un signe quelconque de quelque chose qui dépasse notre entendement ? La théorie de l'apparence a rarement été aussi bien mise en scène de manière implicite que dans ce Being There, qui se moque éperdument du symbolisme du pouvoir, faisant vaciller avec tendresse les piliers d'une société qui ne cesse de construire son avenir sur un sol instable. Le monde est un jardin, les hommes toutes sortes de plantes dont les paroles alambiquées ne peuvent percer la bulle existentielle de Chance, leur jardinier.
S'il est bien une chose que Chance apprend à tous ceux qui le côtoient, physiquement ou à travers l'écran, c'est d'apprécier le choix de vivre pour finalement renforcer la volonté d'exister et d'apprécier la vie. L'optimisme, le bonheur, illusoire ou non, les questions existentielles, tout cela prend tout son sens avec Chance, qui par sa simple présence suffit à illuminer tout ce qu'il touche, et chaque parcelle de vie qu'il couve de son regard lointain reprend espoir, rengorgée d'une fierté nouvelle à la découverte d'une autre façon de voir le monde, de vivre ensemble et d'apprécier la vie. Avec Chance, le monde est horriblement beau, la réalité cruellement belle, et la vie une parcelle de bonheur qu'il faut chérir et cultiver avec une tendresse passionnée.
Quand la Chance s'en mêle, la vie devient belle. Serait-ce cela, l'apparition d'un ange ?