D'aucuns critiqueront Adam Curtis pour l'aspect délibérément vague et anti-factuel de ses documentaires. D'autres souligneront son obsession quelque peu idéaliste (au sens marxiste du terme) pour la culture de l'individualisme (il faudrait qu'il lise Clouscard, mais c'est un peu le cas de tout qui n'a pas lu Clouscard...). Certains enfin épingleront une certaine forme de conservatisme ou à tout le moins de libéralisme à l'ancienne qui ne fait pas la place qui lui revient à la base matérielle de la transformation historique.
Mais l'on peut faire abstraction de l'impasse politique si le drame est au rendez-vous. C'est d'ailleurs ce qui a cruellement manqué au cinéma "politique" états-unien des 20 dernières années, lui qui s'enfonce sans panache dans le cul-de-sac idéologique de l'impérialisme pourrissant (pour parler comme Lénine). La série TV a, elle, pu tirer les conséquences dudit pourrissement et en faire le diagnostic sans pitié (Sopranos, The Wire, Breaking Bad, The Shield), elle a même réussi à tirer quelque chose du crépuscule moral que fut l'invasion de l'Irak (Generation Kill)... Hollywood a tenté puis rapidement tourné le dos au film-essai (Trafic, Syriana, Michael Clayton) et s'est depuis résigné à l'imbécilité heureuse (de ce point de vue, les politiquement ignobles Marvel sont la pointe de ce libéralisme obamo-bidenesque mou). Le drame est à chercher dans le personnel (Her, Lost City of Z, Inside Llewyn Davis) ou la fuite dans l'enfance (Grand Budapest Hotel). Hollywood est toujours plus que jamais orphelin du nouvel Hollywood... logique donc qu'il faille aller chercher ailleurs, et pourquoi pas chez ceux qui ont donné au monde Cecil Rhodes et Joseph Conrad...
Heureusement donc, Bitter Lake a du drame à revendre. C'est même un des drames les plus poignants qu'il m'ait été donné de voir sur la guerre quasi-quinquagénaire menée en Afghanistan. Et ce que lui donne cette force vient justement de cette narration "oblique" choisie par Curtis, qui passe du grand trait historique au détail intimiste et prend le temps de laisser saillir l'humanité des protagonistes, grands ou petits.
A bien des égards, les documentaires récents de Curtis empruntent bien des trucs au Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio, notamment dans son usage de la juxtaposition et de la musique (Burial est un petit peu son Philip Glass..), mais avec une distinction cruciale: Curtis sait que ce qui compte avant tout, c'est l'humanité qui s'incarne dans le corps et le visage. C'est pourquoi il se donne le temps de laisser le temps passer sur l'image d'un soldat états-unien jouant avec un oiseau. Il sait qu'au-delà de l'impact intellectuel du drame qu'est l'histoire récente de l'Afghanistan, ce qui marque est la figure humaine du crime.
Le documentaire n'est pas nécessairement instructif: si vous connaissez les grandes lignes de l'histoire récente de l'Afghanistan, vous n'apprendrez pas grand-chose. C'est sa forme qui transforme l'essai, c'est elle qui donne sa puissance au drame d'un pays broyé dans la meule de la guerre froide, de la guerre contre la terreur, de l'impérialisme américain (et de ses sbires). Adam Curtis lui donne un visage et ce visage rayonne de son humanité bafouée.