Cette phrase prononcée relativement tôt dans le film par Ana de Armas me semble être une clef de compréhension du projet dans son ensemble. Ici il ne s'agit pas de se pencher sur la véritable histoire de la véritable Marilyn Monroe, qui serait donc l'histoire de Norma Jean, mais plutôt d'assumer l'idée que pour raconter ce qu'on ignore d'une personne qu'on a autrefois eu le tort de mépriser en tant que telle, on se voit dans l'obligation de lui inventer la part de vérité qui manque, autrement dit un mensonge de plus. Ce faisant, on continue en réalité à la manipuler et ultimement à lui faire du mal.
Ainsi la blonde qu'interprète magistralement Ana de Armas semble être piégée dans le cadre du film et chercher à en sortir à plusieurs reprises. Exemple : Norma en Marilyn tourne une scène et prend conscience en déclamant son texte que celui-ci semble basé sur sa propre vie et la tourne en dérision. Elle s'interrompt alors et érupte violemment, engueulant le réalisateur fictif assis sur sa chaise ou encore s'abîme volontairement le visage, empêchant ainsi que ce tournage fictif puisse se poursuivre dans l'immédiat. Concrètement, Ana de Armas lance de nombreux regards caméra, et par moments, c'est nous qu'elle semble engueuler.
Lors de ces fuites en avant, elle tente de s'éloigner, poursuivie par la caméra d'Andrew Dominik qui nous place quasiment en position de paparazzis tandis qu'elle tente de dépasser la profondeur de champ et de se rendre elle-même imperceptible.
Une confusion intéressante et méta semble donc prendre corps et se déployer comme une longue métaphore qu'exprimerait le personnage principal notamment en dialoguant avec ceux qui l'entourent. "Je dois jouer constamment Marilyn Monroe, Marilyn Monroe, Marilyn Monroe. Pourtant je suis Norma Jean, même sur l'écran" dit-elle à l'un d'eux. Mais lors d'une épreuve traumatisante (et qui joue à détruire le mythe entourant JFK, le bon gars) on peut l'entendre expliquer que sa vie entière est peut-être comme un film, et qu'il faut "jouer" constamment. En clair, ne jamais être Norma Jean ou considérer que Norma Jean n'est qu'un mythe de plus.
Dans notre monde réel Norma Jean/Marilyn Monroe est souvent citée pour expliquer le principe du pseudonyme. Mais la mythologie autour de son état psychique théoriquement désastreux en tant que Norma Jean, qui contraste fortement vis à vis de son image de femme fatale Marilyn Monroe, pousse également à se reposer sur la dichotomie supposée pour également parler de l'alter-ego, qui au-delà du seul changement de nom implique la dissociation entre au moins deux personnalités distinctes. Qui est-elle donc ? Qui voit-on à quel moment ? Norma ? Marylin ? Sur nos écrans, il n'y a en fait ni l'une ni l'autre, mais plutôt un personnage, tout simplement. Ni Norma, ni Marilyn, mais Ana de Armas jouant une créature pensée pour que nous puissions, nous le public, projeter sur elle le trouble dissociatif en réalité associé à notre regard ?
Souhaite-t-on voir une vraie Norma ? Une vraie Marilyn ? Ou confirmer/infirmer les conceptions erronées ou invérifiables autour d'elle(s) et qui à mesure que nous les lisions ou entendions constituaient notre regard et notre perception d'une icône, plutôt que d'une personne ? Le film semble conscient de notre position à nous, membres d'une même foule qui autrefois aveuglait Norma à grand renfort de flashs intempestifs et qui se laisse aujourd'hui aveugler elle-même par les photographies qui en résultent.
Dès lors, et il est rapidement aisé de s'en apercevoir, rien de ce que ce film raconte ne se base sur la moindre parcelle de vérité "nouvelle", rien ne documente véritablement une véritable vie. Il y a bien quelques épisodes tristement célèbres comme la relation tumultueuse avec le possessif Di Maggio, mais Normarilyn est le personnage, une excroissance du mythe qui prend vie sur notre écran à nous. Et ce personnage, tel une poupée consciente mais prisonnière d'un énième récit se voit transporter d'une scène à l'autre quasi manu militari, dépourvue du moindre libre arbitre. Violentée en permanence, violée, retenue par le bras, empêchée d'aller où elle le voudrait, elle ne saurait même pas où aller elle-même, chaque tentative de fuite la rapprochant un peu plus de la mort.
Constamment ramenée à ses traumatismes et à son enfance pour le bon plaisir des spectateurs et dans l'intérêt du récit qui s'empare d'elle et la piétine, comme lors de cette séquence où en pleine rue elle interrompt un moment de rigolade avec ses deux acolytes et se fige, apercevant au sol, sur le trottoir, l'exacte peluche qu'elle possédait étant enfant. "C'est comme dans un film. Ces choses là ne se produisent que dans les films" dit-elle un brin choquée. (https://imgur.com/a/QwIxpuL)
A travers la figure de cette Normarilyn c'est il me semble avant tout une sorte de surface réfléchissante qu'il faut pouvoir finir par identifier, et ainsi se confronter à notre propre position de spectateur, interroger notre propre regard ou la nature du regard qui veut se poser sur elle. Entre mystification volontaire et voyeurisme déplacé, il nous faut alors accepter la crudité et la laideur conceptuelle de certaines séquences qui exploitent toutes les névroses et les traumatismes supposés de la star et bénéficient toutes néanmoins d'un traitement visuellement très léché et à mon sens audacieux et admirable.
D'aucuns disent que le réalisateur se la joue grosse tête, notamment avec ses changements de formats et ses allers-retours incessants entre couleurs et noir et blanc. Je me permets ici de manifester mon désaccord, car même s'il m'est actuellement impossible de décrypter précisément la justification de chaque variation de format ou de couleur (il me faudrait le voir une seconde fois et prendre le temps de les noter et les trier etc), il me semble évident qu'elles renvoient à différents niveaux de perception du personnage vis à vis de lui-même. Entre ce que le personnage vit et appréhende de façon "réelle", ce qu'il veut imaginer "comme dans un film" et enfin ce qui renvoie à des "images réelles" qui ont marqué l'histoire (photos et scènes cultes de Marilyn Monroe).
J'en termine avec l'évocation d'un sujet que, certainement, les américains aiment chaud : l'avortement. Gros débat qui n'en finit jamais aux USA où progressisme et droits civiques côtoient puritanisme et quasi-théocratie. "Pro-Life" VS "Pro-Choice" se foutent sur la tronche depuis la nuit des temps et probablement jusqu'à leur fin. "Blonde" met en scène une Normarilyn psychologiquement instable et traumatisée par son enfance, qui donc vit mal ses propres grossesses, par ailleurs toujours écourtées tantôt par un accident tantôt par un ou deux avortements. Bien que ces avortements soient toujours subis dans le film, contre la volonté de la pauvre femme, ils sont néanmoins pratiqués et de ce fait "C'EST DE LA PROPAGANDE PRO-CHOICE!".
Oui mais voilà, le film montre régulièrement les foetus. Car la Normarilyn qui dans ce film a des apparitions de son père inconnu s'imagine également pouvoir dialoguer avec ces foetus en gestation, que nous voyons donc à l'image, à l'intérieur de son ventre. Dans le derniers tiers du film, psychologiquement instable et influencée par sa consommation excessive d'alcool et de médicaments, elle va jusqu'à entendre la voix de son foetus et dialoguer avec lui, alors... "C'EST DE LA PROPAGANDE PRO-LIFE!".
Je vais vous dire ce que c'est moi : le même mécanisme de projection de regards qui tentent de caractériser une image. D'autres surfaces réfléchissantes. Et bien que philosophiquement complexe le propos général du film au sujet de ce personnage qui compte finalement moins que le poids des regards qui se posent sur lui devrait permettre de fermer toutes ces bouches. Ce n'est pas le cas. A qui faut-il donc s'en prendre ? Au réalisateur, à l'auteure de la nouvelle sur laquelle son film se base ? Doit-on analyser la présence de ces séquences dans le film en soupesant ceci ou cela afin de parvenir à une conclusion ? Ou devrait-on plutôt voir dans cette provocation au commentaire une autre façon de faire surgir la véritable bête qui tourne autour de Normarilyn du début à la fin et dont nous sommes nous mêmes constitutifs : la foule ?
Libre à chacun de projeter ce qu'il souhaite sur ce film, du moment qu'en bout de course, c'est la projection elle-même qui s'avère être le sujet de "Blonde". C'est en tous cas ce que je perçois à l'issue de mon visionnage qui m'a laissé pensif, un peu philosophe, et donc enrichi d'une belle expérience de cinéma.
A ceci près que j'aurais aimé la vivre sur grand écran.
Ana de Armas se verra-t-elle attribuer l'Oscar de la Meilleure Actrice en mars prochain ?
Je pense que sa performance pourrait le justifier. Mais quel poids politique le débat sur l'avortement peut-il peser sur la décision et une éventuelle frilosité à l'idée de la faire monter sur scène et de se voir alors accuser par les deux bords d'avoir validé une théorique propagande ?
> "Marilyn et Madonna" - Caméra Café (pour la rigolade)
https://www.facebook.com/watch/?v=517912742851594
Mon Blog perso : https://mesconnus.blogspot.com/