Bleu, Jodhpur. Bleu, l’océan. Bleu, le ciel. Bleu, Neptune. Bleu, le cosmos.
Blue est d’abord une clameur contre la société du spectacle décriée par Debord. C’est le long métrage qui « disparait dans l’aventure monochrome ».(1) C’est la négation même du spectacle. C’est une impression. Humaine. Imagée. Vive. Car pour Jarman, le sida était beaucoup trop important pour être représenté simplement à travers des images. La représentation de la douleur constituant une affaire de choix très délicats, la dépeindre serait une entreprise dangereuse. Par conséquent, quel regard adopté ?
Le sien. Mourant, presqu’aveugle, lorsqu’étaient déposées quelques gouttes curatives dans ses yeux meurtries afin d’apaiser les douleurs liées à sa cécité, Derek voyait bleu.
C’est une question sur le sensible même. Jarman l’a écrit dans un livre, Chroma : « Le sang de la sensibilité est bleue. Je me consacre corps et âme à trouver sa plus parfaite expression. » En laissant le spectateur se faire absorber par le bleu de son image et en l’invitant à projeter en retour ses propres chimères sur l’écran céruléen, Jarman souhaitait établir comme une communion. Une sorte de symbiose. Il s’agissait de « penser aveugle » tout en donnant à ce vide visuel qui en émane, une teinte bleue qui lui serait consubstantielle. C’est du vide mis en image. D’ailleurs, Klein, en parlant du vide disait ceci : « C’est la création d’un état sensible pictural invisible et intangible, mais réel. […] Le spectateur doit se sentir envahi par la sensibilité, ou présence affective, du tableau. » (2)
Il s’agit donc aussi de faire voir, non pas par les yeux, mais par le cœur. Retrouvé la pureté de l’affect par la couleur. L’essence du pathétique. L’émotion dans sa plus large palette. Cette pensée s’illustre dans les propos que tient John Ruskin, esthète anglais du XIXe, sur la puissance de la peinture : « tout le pouvoir technique de la peinture repose sur notre faculté à retrouver ce que l’on peut appeler l’innocence de l’œil ; ce qui revient à dire une sorte de perception enfantine de pures taches de couleur, simplement en tant que telles, sans conscience de ce qu’elles signifient – à la façon d’un aveugle les verrait s’il était soudainement doté de la vue. »(3)
Le bleu perçu par l’œil donc, mais pas seulement ; il l’est par tous les sens. C’est l’aspect primaire de la couleur. Le bleu comme matière. L’impression immédiate. Le sentiment brut, comme un diamant tout juste extrait de sa roche. L’image unique de Blue est une peinture, une lumière filmée ; l’union d’un tout et d’un vide. Le son pluriel de Blue est une symphonie enregistrée ; un écho mariant l’organique et l’électronique. Cette union entre l’image et le son forme une seule et même couleur. Ce sont deux entités, l’une saphir et l’autre zircon, formant un tout bleu outremer. C’est l’émotion personnifié en une couleur.
C’est l’affect même.
« L’image-couleur ne se rapporte pas à tel ou tel objet, mais absorbe tout ce qu’elle peut : c’est la puissance qui s’empare de tout ce qui passe à sa portée, ou la qualité commune a des objets tout à fait différents. Il y a bien un symbolisme des couleurs, mais il ne consiste pas dans une correspondance entre une couleur et un affect. La couleur est au contraire l’affect lui-même, c’est-à-dire la conjonction virtuelle de tous les objets qu’elle capte. » Gilles Deleuze
Blue est une poésie, recouvrant par la carnation du vide, le tout sensible.
1 : Derek Jarman / Jean Cocteau : Alchimie, p 101
2 : The Elements of Drawings » 1857, John Ruskin.
3 : Yves Klein le maitre du bleu », Annette Kahn, p.213