Le syndicat du crime
Fin des années soixante-dix, le scénariste phare du nouvel Hollywood se lance dans la réalisation après avoir écrit pour Scorsese (Taxi Driver), De Palma (Obsession) et même un peu Spielberg...
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le 3 août 2013
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Avant d’embrasser sa carrière de scénariste puis de réalisateur, Paul Schrader, élevé dans un milieu austère de calvinistes hollandais, a publié une thèse sur le style transcendantal au cinéma (Ozu, Bresson, Dreyer). Avec son premier long-métrage derrière la caméra, il est évident que la volonté de paraître grand clerc l’a quitté. Blue Collar est un film libre de toute abstraction, dont l’histoire ramène régulièrement à la même chaîne de montage : celle d’une usine automobile de Détroit, lorsque la ville n’était pas encore devenue le cimetière des illusions de l’Amérique. Vie dictée par la production, le souci de la cadence, l’obsession du rendement ; cité industrielle en surchauffe permanente qu’affectent la désagrégation urbaine et l’accumulation des détritus. Le travail n’est pas réduit ici à un fond morne et indifférencié, comme le voudrait une rhétorique fade. Des hommes suent mécaniquement sur les mêmes soudures, les mêmes boulons, les mêmes vérifications, adeptes forcés du taylorisme. Ils s’échinent dans des positions d’assujettissement aux objets fabriqués (des taxis jaunes — coucou Marty). Leur présence à l’écran est dévorée par la masse et le bruit des machines, et leur état d’infériorité accentuée par la caporalisation des rapports dans l’atelier, où le contremaître restreint encore davantage la parole et l’espace, ne cesse de houspiller les uns, de malmener les autres, sans craindre non plus de recourir aux insultes racistes. Les bras s’épuisent, les yeux se brûlent sous l’effet de l’arc à souder, la chaleur accable les chairs et les détonations de la presse ajoutent leur rythme tragique à la violence de l’exploitation économique. Depuis Les Temps Modernes, rarement le cinéma américain avait été aussi éloquent en matière d’iconographie ouvrière (Martin Ritt en retiendra la leçon dès l’année suivante avec Norma Rae). Quant au syndicat, il ne vaut guère mieux. Ses mandataires agissent comme des petits patrons dont ils reprennent tous les attributs, cigare et pince à cravate compris. La table séparant les adhérents de leurs représentants trace une frontière infranchissable entre deux univers parallèles : celui des éternels exploités et celui des nouveaux parvenus, qui se pavanent au golf en compagnie des puissants.
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De ce contexte se détachent deux Noirs, Zeke et Smokey, et un Blanc de souche polonaise, Jerry Bartowski, inséparables à l’intérieur comme au dehors de l’usine. Ils forment un trio chatoyant et fantasque de Pieds Nickelés, avec leurs farces de galopins où le plausible naît de la malice (voir la réunion troublée par Zeke et ses problèmes de placard). Experts en petites combines et distractions domestiques, ils sont bien décidés à s’en sortir. Ils se lancent donc dans un coup plus ambitieux : rafler la caisse du syndicat. Ils n’y trouvent hélas que 600 misérables dollars. L’organisation fait monter les enchères et annonce un vol de 20.000 dollars, histoire de gruger l’assurance. L’affaire se complique un peu plus quand le livre de comptes, embarqué avec le maigre butin, révèle l’existence illégale de prêts souscrits à des taux usuraires par des tiers de New York et de Las Vegas. Les trois copains viennent de réveiller une hydre plus forte qu’eux, dont les tentacules, s’étendant jusqu’aux sphères complices du pouvoir, vont s’employer à les briser. L’un sera assassiné au cours d’un "accident du travail" très plausible, le second acheté par un poste de délégué syndical, le dernier restera seul avec sa hargne impuissante. Ces données romanesques, aussi audacieuses soient-elles, n’auraient qu’un sens limité si elles étaient délayées dans le traditionnel mélodrame à suspense hollywoodien. L’attention scrupuleuse de Schrader au contexte social le préserve justement de cet écueil. Il n’est qu’à voir comment l’obscénité du langage, parfois franchement ordurier, traduit l’épaisseur de la résistance ouvrière. Lorsque l’émissaire du fisc vient le tarabuster à domicile, Zeke exhibe avec orgueil sa progéniture, dont une partie a été empruntée à la voisine. Manière pour lui de se targuer de sa fécondité, de s’abriter derrière elle. Les enfants portent les noms de vieilles gloires du peuple noir, à commencer par Sugar Ray Robinson. Quand le contrôleur, sarcastique, demande qui est Stevie Wonder, Zeke répond avec toute la candeur du monde : "Un chanteur !" Cette scène allègre et pleine de verve illustre le fond de la défense prolétarienne : à un harcèlement constant, les travailleurs opposent une épaisseur organique que les gros mots réaffirment.
Pour définir en quoi consiste une telle condition, le cinéaste rappelle d’abord les circonstances dans lesquelles l’industrie américaine a forgé sa puissance. Les origines ethniques de Jerry, Smokey et Zeke soulignent le rôle des vagues d’immigration européenne et de l’esclavage dans la constitution d’une main-d’œuvre bon marché. Il cerne ensuite avec lucidité et sans concession l’idéologie rampant sous le réformisme des syndicats, le dévoiement cynique de leurs actions, leur dissolution complète dans le capitalisme libéral. Il ne nourrit pas pour autant de progressisme bêlant. Il arpente des chemins polémiques sans jouer, comme dans certains de ses autres films, du soufre et de la flagellation. Il donne autre chose, un témoignage des plus amers sur ce qu’il faut bien appeler la folie humaine, the whole sickness of it, le côté maladif de la société. Il éclaire les méthodes délétères d’un establishment qui divise pour mieux régner, truque les enjeux de la lutte des classes, oppose sournoisement les hiérarchies, dresse le vieux contre le jeune, le Noir contre le Blanc — phrase prononcée comme une prophétie. Il invite à découvrir un monde, une culture, un ordre qui, tout en se réclamant de la morale chrétienne, caricaturent ces mêmes valeurs. Le film établit le dur constat d’une aliénation insidieuse pour aboutir à deux questions lancinantes : que faire quand on n’a pas d’argent et la certitude de ne jamais en avoir plus dans un monde ne valant que par et pour lui ? que faire quand on en a néanmoins juste assez pour contracter tous les crédits ? Par cet affolement consommatoire, les objets mènent les hommes à la baguette : la télévision de Zeke lui a coûté si cher qu’il prétend la regarder même après la fin des programmes, et le grand panneau lumineux Ford égrenant le nombre de voitures produites seconde après seconde paraît ne jamais devoir s’arrêter.
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La réalité n’est pas seulement spécifiée dans son indifférence à la fantaisie parfois burlesque des personnages ; elle se promène par en dessous, prête à l’investir derrière le déguisement du drame, partiellement avec l’assaut au chariot élévateur du distributeur de boissons, en totalité avec le bricolage de l’appareil dentaire de fortune. Les gencives sanguinolentes de la fille de Jerry ou le tronc de Smokey qui surgit à travers la vitre blindée ouvrent l’appétit pour la montée en tension de l’avant-dernière scène, avec sa menace diffuse et omniprésente. La rigolade est donc bel et bien terminée. Le temps est venu de faire les comptes pour ces anti-héros agrippés à leurs chimères, entraînés dans une malédiction originelle qui frappe tout être humain dans toute société. Schrader évite l’analyse hiérarchique des oppressions et feuillette simplement son catalogue : l’usine, le syndicat, l’appât du gain, la trahison, tout est emporté dans un même tourbillon destructeur. Plus profondément encore, l’homme serait en quelque sorte prédestiné à cette vie sans issue où la seule liberté consiste à choisir les frustrations qui, par accumulation, conduisent à la mort. Le désenchantement du discours se prolonge dans la cruauté soudaine des personnages ; le trio explose au contact d’une vérité fondamentale brutalement révélée. Impossible de croire en la rédemption souhaitée, encore moins en la nécessité de lutter (tant au plan social qu’humain) puisque tout semble perdu d’avance. Blue Collar oscille ainsi entre la légèreté chaleureuse du vécu, présenté comme un dérivatif, et le poids d’une trajectoire dont nul ne peut se défaire. Si ironie il y a, elle se situe à l’échelle du récit, dans le destin en entonnoir de ces trois protagonistes joués par un système inique et touchable, corps immun qui les surplombe, les instrumentalise et finit quoi qu’il en soit par les digérer.
Dans la meilleure lignée du Nouvel Hollywood, le cinéaste engage le savoir-faire hérité de la narration classique au service d’un réalisme complexe, de caractères approfondis et de situations ambigües. L’écriture circule avec fluidité entre peinture sociale, comédie débridée et buddy movie (Richard Pryor, Harvey Keitel et Yaphet Kotto brillent d’une complète alchimie), avant de basculer vers le film de braquage, le thriller paranoïaque ou la fable politique. Cette élasticité de registres renvoie au Sidney Lumet de la même époque — en particulier celui du Prince du New York. Si l’œuvre partage également un certain nombre de similitudes avec Sur les Quais d’Elia Kazan, elle s’en démarque toutefois en liquidant toute espérance. Rien ne subsiste des idéaux de jeunesse que les photos de la grève de 1937 tentent vainement de réveiller. Les portraits de JFK et Martin Luther King ont beau s’afficher sur les murs, leurs combats ont été sacrifiés. Quant au Dieu salvateur, il n’apparaît plus que sous la forme du Crucifié dont Jerry porte le signe au cou ou du chemin de croix qui orne son logement. Il se rappelle au bon souvenir du mari quand celui-ci ressent des démangeaisons ("des morpions psychosomatiques") après sa nuit de débauche. Incapable d’oublier ses intérêts personnels au profit du bien commun, l’homme américain a perdu son assurance, si ce n’est son âme. Peut-être est-ce ce que suggère la présence d’une statue religieuse sur le rebord de la fenêtre, quand Jerry et Zeke évoquent leurs différends. Parée de cette couleur bleue qui recouvre le corps mort de Smokey, la représentation de plâtre oppose la clarté des intentions au goût de la richesse, répond à la bassesse des envies par l’élévation des aspirations, sanctionne la défaite de la morale et le triomphe des égoïsmes. Elle avoue in fine son impuissance et la réduction de la foi à une affaire de convenance. Lorsque, au bout de ce chemin pavé de désillusions, les deux anciens amis s’invectivent et se castagnent, victimes discriminatoires de leur échec programmé, on mesure toute la réussite d’un film qui aura impliqué dans sa trame vitale et émotive sans distordre la réalité au bénéfice de la démonstration. Il est possible que Schrader n’ait jamais fait mieux depuis.
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le 26 nov. 2023
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