Blue Giant
7.2
Blue Giant

Long-métrage d'animation de Yuzuru Tachikawa (2023)

Il faut le dire d'emblée, histoire de poser les choses : ces films qui entendent nous tracer le parcours de personnages (fictifs ou bien réels) qui partent de rien mais qui suivent leur passion jusqu'au bout, j'avoue que ce n'est pas ma came.

Et quand en plus de ça, il s'agit de musiciens, eh bien c'est encore pire.


Avec tous ces biopics qu'on a dû s'enfourner ces derniers temps, à grands coups de performance d'acteurs qui visent à masquer le caractère convenu de l’œuvre et de l'autre ce récital permanent en l'honneur de l'individu s'auto-réalisant malgré les difficultés du monde, j'avoue que c'est le genre d'intrigue qui commence à accumuler tout ce qui m'agace dans le cinéma d'aujourd'hui, voire dans la culture en général.

Et pourtant, j'ai quand même décidé de franchir le pas concernant ce Blue Giant. Et cela pour deux raisons : le jazz et l'anime.


Jazz d'abord, non pas parce que je suis fan du genre, mais juste parce que je trouve culotté de partir sur une telle passion de niche. Pour le coup, difficile de soupçonner des maisons de disques œuvrant en sous-main pour essayer de booster leurs ventes avec une grande pub de près de deux heures (même si, par contre, les éditeurs du manga original s'en frotteront sûrement les mains), bref de quoi être en droit d'espérer que la motivation première à l'origine de ce film soit une vraie démarche de cinéma.

Et puis ensuite anime parce que j'avoue qu'en ce moment, je suis particulièrement client de ce que les distributeurs nous importent dans le domaine. Donc oui, j'ai tenté ma chance et le bilan s'avère pour le moins étonnant.


Parce qu'en effet, je la trouve pétrie de contrastes cette œuvre. Ou, pour être plus précis, je me suis laissé surprendre du fait qu'elle avance clairement sur deux temps distincts.

Le premier temps, c'est celui du déroulé du récit. On y retrouve tous les attendus ; toutes les conventions, que ce soit aussi bien dans le fond que dans la forme. C'est le jeune type qui part pour la ville et qui espère percer. Il n'a rien que son talent et sa détermination. Il doit affronter les pires galères en attendant de trouver ce moment qui lui permettra de faire la différence.

Tout dans ce temps est classique et bien sage. Il sombre même d'ailleurs assez régulièrement dans cet écueil plutôt courant dans le domaine de l'animation japonaise qu'est le fait d'être excessivement démonstratif. Ça commente souvent ce qui se fait, ce qui se passe. Ça sur-signifie presque tout le temps les choses...

Alors certes, ça n'en rend pas le film insupportable pour autant puisque l'ensemble reste propre malgré tout, mais j'avoue que j'ai peiné à y trouver du relief.

Cardiogramme presque plat me concernant.


Et puis soudain, il y a eu ce second temps. Le héros enfourche son saxo et là on bascule sur autre chose.

Ça ne parle plus, ça joue. Et niveau formel il s'opère exactement le même type de rupture.

Ça tente des choses à base de modèles en 3D (ou peut-être même de la rotoscopie), ça lance des éclats, ça joue sur les couleurs, les mouvements, les reflets.

Soudain il se passe quelque chose quoi...


Alors oui, ça ne dure que le temps d'un morceau et ça laisse ensuite à nouveau sa place à un premier temps bien plat, mais ça a le mérite de transiter régulièrement et de plus en plus fort.

On pourrait y voir un manque de cohérence et de régularité de la réalisation, mais pour ma part je préfère y voir un jeu de contraste. Un cinéma de rupture.


Parce que ça occasionne quoi cette alternance ? Ce chaud-froid ?

Eh bien, l'air de rien, ça permet de faire ressortir quelque chose de cette passion du jazz qui anime le personnage de Dai Miyamoto. Jouer l'habite et le libère. Et en jouant il habite et libère également son public pour peu que celui-ci prenne la peine de s'ouvrir et d'être sensible à l'énergie que le saxophoniste entend transmettre.


De là, le jazz en deviendrait presque un enjeu secondaire du film ; Dai Miyamoto aussi.

Car que ressort-il de ces deux temps qui ne cessent de se répondre en permanence ?

Prenons le cas d'une scène située dans le premier tiers du film pour commencer – celle de distribution de flyers – afin de mieux le comprendre. Dai vient d'obtenir sa première scène dans un bar. Il est heureux, enthousiaste et entend tout donner pour qu'un public ait envie de venir le voir. Seulement voilà, Dai promeut du jazz qui n’est pas un genre prisé du grand public, il décide en plus de ça de communiquer par des flyers peu aguicheurs…

Logique de premier temps oblige, ses deux compagnons de band commentent et surlignent l'instant : Dai part à la conquête du public en multipliant les handicaps et pourtant, le seul fait de savoir qu'un quidam dans la rue estime à 10% la possibilité qu’il vienne le voir jouer met le jeune saxophoniste en joie.


Au final le quidam viendra. Et il ne sera clairement pas venu pour le jazz, ni même dans la perspective de découvrir un grand artiste. Non. Le quidam viendra intrigué qu'il a été par cette source d'énergie. Un quidam qui a compris ce fondamental : pour espérer être transporté hors de sa léthargie – pour espérer être touché par la grâce – encore faut-il accepter de faire cet acte fondateur de toute passion : accepter de se jeter dans le vide, accepter d'offrir un moment d'attention et d'ouverture, quitte à ce qu'il n'y ait que 10% que ça nous touche.

Blue Giant est ainsi pensé.

Il est une bascule permanente entre un temps d'atonie et un temps de déferlement. Il est une invitation permanente. Il vient nous chercher là où nous sommes et il nous amène régulièrement là où il entend nous conduire.

Il agit comme Dai agit sur ce quidam dans la rue et comme il agit sur ses deux compagnons.

Shunji n'est pas batteur ? Ce n'est pas important. Ce qui important c'est l'envie, l'énergie, l'abnégation qu'on met dedans. Or Shunji a bien cette abnégation.

Mais pourquoi ? Shunji a fini par acquérir cette abnégation parce que Dai le lui a communiqué au quotidien. Il a offert son énergie en démonstration jour après jour et Shunji a décidé, à un moment donné, qu'il était prêt lui aussi à consacrer son temps et son argent pour s'ouvrir à ça.

Être touché par la grâce, c'est d'abord faire l'effort de se rendre disponible pour que cette grâce nous touche.


Tout le film se structure ainsi.

Et à chaque aller-retour entre ces deux temps, Blue Giant opère un perpétuel mouvement de conquête.

Conquête d'abord d'un public novice, puis conquête d'un public d'avertis, puis conquête des professionnels blasés.

Chacun apprend dans ce mouvement d'oscillation à perdre ses préjugés, accepter de sortir de sa zone de confort et de se laisser emporter par le mouvement.


Au bout du compte, c'est même moi qui ai fini par être emporté par le mouvement. Abordant dans un premier temps ce film comme un pseudo-biopic convenu et un anime bien classique, j'ai fini par me laisser séduire ; par me laisser emporter – par m'ouvrir, tout simplement – à ce qu'il avait à me proposer.

Une œuvre à la passion communicative.


Alors certes, au bout du compte, je ne considère pas Blue Giant comme étant une œuvre m’ayant soufflé par son génie. Mais par contre, c’est un fait qu’elle a su me convaincre à la longue, à force de quelques coups de butoir métronomiquement accomplis.

Et si je ne suis pas ressorti de là avec l’envie de dévaliser mon disquaire ou mon libraire,

Au moins suis-je reparti avec une belle ode en faveur d’un rapport à l’art assaini,

Ce qui, au regard des odes névrotiques à l'Occidental, constitue un vrai petit bol d'air.

Créée

le 24 mars 2024

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