Pour moi, Boulevard du crépuscule a tout pour plaire. C'est un film noir qui s'aventure avec succès sur tous les terrains, celui de la comédie, du drame, de la critique du tout Hollywood et sur plein d'autres terrains encore. Mais plus que tout, ici il s’agit vraiment de l’abandon de nos rêves, thème central du film et qui définit le caractère de nos quatre protagonistes principaux. Boulevard du crépuscule c'est donc tout ça et ce n'est pas juste une histoire sur une actrice vieillissante.
Le scénariste fauché et accumulant les déboires Joe Gillis (William Holden) tombe accidentellement sur la légende du cinéma du muet Norma Desmond (Gloria Swanson). Elle vit dans un vieux manoir en ruine avec son majordome Max (Erich von Stroheim). Elle refuse de croire qu’on ne se souvient plus d’elle et qu’elle ne fera plus jamais un autre film. Elle obtient de Joe, qu'il reste avec elle pour réécrire "Salomé" qui, selon elle, sera le film de son retour au premier plan. Joe n’a pas d’autre choix que d'accepter et les choses deviennent très vite incontrôlables, d'autant plus incontrôlables qu'il tombe peu à peu amoureux d'une jeune script Betty Schaefer (Nancy Olson).
Boulevard du crépuscule est un si bon film sur tant de niveaux, que je ne sais pas par où commencer. La photo est sublime (dans ce noir & blanc de toute beauté) et le film possède un scénario à tiroirs, intelligent et extrêmement bien écrit. L’intrigue principale et les nombreuses sous-intrigues s'équilibrent à merveille et sont parsemées de dialogues tellement géniaux (les scénaristes d’aujourd’hui devraient s'en inspirer). Tous les personnages ont une vraie profondeur d'écriture et ne remplissent pas une simple fonction au sein du récit, avec certaines des meilleures performances d'acteurs de toute l’histoire du cinéma.
De plus, les acteurs jouent en quelque sorte leurs propres rôles à l'écran. Les carrières de Gloria Swanson et de Erich von Stroheim sont alors au point mort depuis plus de 20 ans, la carrière de William Holden est alors en pente descendante, Nancy Olson joue la jeune première (c'était réellement son premier film), Cecil B. DeMille joue son propre rôle sur le tournage de Samson et Dalila ... et il y a même un caméo de Buster Keaton en tant que "figures de cire". Cecil B. DeMille, qui a déjà dirigé Norma/Gloria à l’apogée du muet, tente de la raisonner, en lui disant que l'industrie cinématographique a changé depuis les années 30. Les "figures de cire" viennent chez Norma pour jouer au bridge, étant eux-mêmes des parias d’Hollywood après l’invention du son dans le cinéma. Certains dialogues se penchent sur des films et sur des gens réels (Autant en emporte le vent, Richard D. Zanuck, Adolphe Menjou ...) et certaines scènes sont tournées directement sur le terrain des studios de la Paramount (même la porte d’entrée).
Norma est obsédée par la jeunesse éternelle, "the stars are ageless" dit-elle à Joe. En effet, c’est assez vrai dans un certain sens, tout du moins d'un point de vue cinématographique. On peut regarder Gloria Swanson dans Queen Kelly et constater qu'elle est "sans âge", qu'elle a encore ses vingt ans. Cette image d'elle-même à 20 ans est projetée dans le film et Norma s'observe elle-même comme dans un mauvais miroir, lui faisant oublier qu'en réalité elle a 50 ans. Plus tard, dit-elle toujours à Joe : "nobody leaves a star, that's what makes one a star." C’est vrai une fois encore, mais ce n’est pas seulement Joe qui quitte Norma, ses fans eux aussi pour la plupart l'ont oublié. Par conséquent, si Joe la quitte, Norma perdra son statut de star à jamais.
Boulevard du crépuscule c'est donc un film sur l'abandon de nos rêves. Joe abandonne son rêve d’être écrivain, Max abandonne son rêve de réaliser des films et même Betty abandonne son rêve de vivre une histoire d'amour avec Joe. Le film parle donc de réalités sombres et de prime abord ce n'est pas très joyeux tout ça, me direz-vous ... mais sachez que le film parle aussi d'amour. Regardez ce que ces gens sont capables de faire par amour, que ce soit par amour pour une autre personne ou par amour pour la célébrité ou de je ne sais quoi d'autre encore. Max aime Norma, Norma aime Joe, Joe aime Norma et Betty, Betty aime Joe et Artie, Artie aime Betty ... et tous aiment Hollywood.
Tout le monde est écrasé par le système à la fin du film. La scène finale, lorsque Max "dirige" Norma qui descend l’escalier central, est l’une des plus grandes scènes de toute l'histoire du cinéma ...
Le dernier monologue de Norma en bas de l'excalier, résume tout : "there is nothing else". Deux scénarios s'ouvrent alors à nous, soit elle est devenue folle, soit elle ne l'est pas. Si elle n’est pas folle, alors elle a sciemment tué Joe pour l’empêcher de la quitter et ainsi rester une star à jamais. De plus, les plans sur le visage de Max au bord des larmes, alors que Norma descend l'escalier, sont tout autant dévastateurs que le monologue de Norma annonçant son retour "being back" et s'adressant à la caméra "all those wonderful people out there in the dark" (c'est dire nous spectateurs, devant l'écran).
En fin de compte, Joe paie le prix pour avoir enduré la folie de Norma. Alors qu’elle descend cet escalier dans la scène finale, vous pouvez voir qu’elle est complètement enfermée dans son propre monde, un monde où personne ne vieillit, où elle est éternellement jeune et où elle est la plus grande de toutes les stars. Après tout, les étoiles ne vieillissent jamais.
Je ne peux penser à aucun autre film (à l'exception peut-être de Citizen Kane) qui fonctionne sur tant de niveaux différents. Et puis Gloria Swanson nous offre là, l'une des plus grandes performances de toute l’histoire du cinéma !