Pour Hannah Arendt, la terreur est la “véritable essence“ du totalitarisme. L’abolition de toute distinction – fondatrice de l’être humain – entre espace privé et public par la police secrète n’est pas une conséquence malheureuse du système, mais son objectif. Brasil en est la brillante illustration.
Nous devons à Terry Gilliam cet angoissant croisement entre 1984 de Georges Orwell et Le Procès de Kafka. Il excelle dans la délicate fusion des analyses politiques, rêveries et bouffonneries. Les scènes du bureau partagé, les controverses administratives, la timidité de la jeune promise ou les jalousies des chirurgiens esthétiques sont jubilatoires et font honneur à l’ancien Monty Pithon.
Dans un futur proche, Sam Lowry (Jonathan Pryce), employé subalterne de l’Information, bénéficie de la confiance de son directeur et de l’appui bienveillant des proches de feu son père. Il refuse les promotions, mais cultive, en songes, son jardin secret. Sam peut rêver, tant qu’il n’en fait pas état. Malheur à celui qui tente de poursuivre ses chimères au réveil.
Le seul élément de science-fiction dure réside dans la prolifération des conduits, tubes et autres canalisations organiques, gérée par le mystérieux et inaccessible Central Services. Cette omniprésente plomberie distribue l’eau, le chauffage, les tubes pneumatiques, l’image, le son, la télésurveillance et plus encore, qui sait. Le réseau a tellement crû, qu’il a pris son indépendance. Les plombiers agréés sont débordés, seul l’anarchiste Harry Tuttle s’avère capable de le maîtriser. Ce dernier a quitté Central Services par amour du métier. Condamné pour insubordination, il est recherché pour terrorisme et sa tête mise à prix, il tuera pour survivre.
Le Ministère de l’Information arrête, torture et tue le péquin Buttle. L’erreur est manifeste. L’Information et l’Extraction (d’information) se rejettent la faute. La veuve a signé le reçu qui permettrait de classer l’affaire. Hélas, sa voisine lutte pour obtenir réparation. Le Système se veut infaillible, des têtes doivent tomber. Les deux chefs de service luttent pour leur vie, ils tueront. Sam se propose pour régler l’affaire. Subjugué par la vision fugace de la voisine, il se lance à sa poursuite. À la seule fin de retrouver sa trace, il sollicite son transfert à l’Extraction, mutation qui lui ouvre les portes d’un monde luxueux : calme, volupté et ascenseur défaillant.
Big Brother n’est pas omniprésent dans Brasil. Le Ministère s’exprime par la bouche d’un obscur vice-ministre de l’Information. Si le pouvoir se cache, la Terreur est omniprésente, une frayeur symbolisée par ce jeu de hasard que les fonctionnaires s’offrent à tout bout de champ : ils appartiennent corps et âme à l’État.
La Terreur frappe rarement le peuple, l’exécution de Buttle était aussi improbable qu’implacable. La Terreur n’est palpable que dans l’Administration, soumise aux règlements, normes et dictats. La Terreur croît avec la hiérarchie. Tout avantage se paie en angoisse supplémentaire. Promu, Sam possède un bureau personnel, mais est réduit au matricule DZ 015. La Terreur engendre la terreur. L’ami Jack (Michael Palin), bon époux, père de famille et cadre ambitieux de l’Extraction, possède une secrétaire, mais a oublié les prénoms de sa femme et de ses enfants. Consciencieusement, il torture et tue.
Solitude, égoïsme, indifférence au sort du voisin sont érigés en valeurs. Une bombe blesse et tue, un paravent est posé et le service continue. La vie sociale de Sam se réduit à ses contacts avec des policiers mutiques, des collègues bavards et des chefs distants. Sa première sortie hors du cocon confortable du Ministère causera sa perte. Il perdra foi dans un système qui le broiera. Il perdra tout, sauf son rêve et la ritournelle enjouée d’Aquarela do Brasil d’Ary Barroso. Jouez musique !