Resté à Hong-Kong vers la fin des années 1990, alors que d’autres réalisateurs comme Tsui Hark ou John Woo succombent à l’appel du cinéma hollywoodien, Johnnie To s’affaire à contrer un cinéma commercial en submergeant le marché de ses productions Milkyway Image, des polars stylisés aux comédies romantiques populaires, des films sur lesquels il porte très souvent les casquettes de réalisateur et de producteur. En 2004, Johnnie To décroche une première sélection à Cannes avec le polar urbain Breaking News, un projet qui a tous les atours d’une production commerciale hong-kongaise, mêlant action ultra-chorégraphiée et quelques traits d’humour graveleux, mais qui renferme un propos incendiaire sur l’instrumentalisation des images par les institutions au pouvoir.
Breaking News s’ouvre sur une fusillade violente entre une brigade de police sous couverture et un petit groupe de braqueurs en fuite. Filmée en un seul plan-séquence nerveux, la scène épate par la maîtrise technique dont fait preuve Johnnie To avec sa caméra libre, se faufilant dans les moindres recoins d’une rue étroite en proie au chaos des balles. Une ultime explosion suivie d’un cut viendra mettre un terme à l’affrontement et à ce morceau de mise en scène galvanisant, à la fonction narrative essentielle. La confrontation est en effet un véritable échec pour les forces de police, incapables de mettre fin à la cavale de ces cinq malfaiteurs. Filmée par les caméra de la télévision locale lors de la fusillade, la police de Hong-Kong perd en crédibilité et cherche à redorer son blason avec un dispositif spectaculaire qui consiste à placer des caméras sur les casques des forces spéciales pour filmer la capture des fugitifs, réfugiés dans un immeuble. Les images retransmises en direct, sont éditées par un « réalisateur » de télévision pour faire cette opération de police un véritable show.
Le message est clair à l’issue du premier quart d’heure, à l’efficacité déconcertante : il sera question de mise en scène explosive, en phase avec un discours sur les médias et la manipulation des images. Les caméras sont partout, aux alentours de l’immeuble, pris d’assaut par les nombreuses chaînes de télévision, puis à l’intérieur avec les policiers, chargés de l’évacuation des résident et de la recherche des cibles, retranchées dans un appartement avec une famille prise en otage. Ce sont donc autant de points de vue différents qu’exploite le réalisateur pour couvrir le siège sous tous les angles. À l’inverse d’un The Mission ou d’un PTU, dans lesquels Johnnie To esthétisait les déchaînements de violence à travers des successions de plans composés comme des tableaux filmés au ralenti, Breaking News fait de cette situation digne d’un scénario de série B un immense terrain de jeu expérimental dans lequel se multiplient les effets de style. Plans-séquence, split-screens, vues subjectives... Le film bénéficie d’une caméra ultra-expressive qui décuple la force des confrontations dans ce labyrinthe de béton, imprégnée d’une atmosphère hallucinée.
Jouissive, l’action de Breaking News fait corps avec le propos du film, en opposant la construction en parallèle de deux versions d’un même récit. La première, celle de la télévision, manipulée par l’inspecteur Rebecca Shaw, puis la seconde, celle des malfaiteurs diffusant sur internet des photos de l’assaut pour contrer la communication médiatique de la police. La scène du « panier repas » est en cela remarquable, à la fois comique du côté des journalistes, s’étonnant de filmer des officiers lors d’une pause déjeuner improvisée, mais terrible pour la police, humilié par les criminels partageant un repas chaud avec leurs otages au moment le plus inopportun. Si cette séquence d’une étonnante humanité est aussi l’occasion de démontrer une nouvelle fois l’habileté de Johnnie To à explorer différents registres au sein d’un même film (bien que l’humour qu’il injecte ne pourra pas plaire à tout le monde), elle contient le principal enjeu de Breaking News : quelle version du récit sera racontée dans la presse le lendemain ? Car selon le point de vue de la télévision (à l’extérieur) ou de la police (littéralement à la recherche d’une aiguille dans une botte de foin) les interprétations des faits seront différentes et souvent contradictoires. Cette pluralité des récits, le spectateur pourra la percevoir en profitant de l’omniscience permise par le dispositif mis en place par Johnnie To, révélateur de l’odieuse mécanique de désinformation.
Breaking News a les traits d’un film moins personnel pour son auteur, mais le réalisateur s’amuse dans ce jeu du chat et de la souris, certes commercial mais terriblement exaltant, se mutant en un passionnant essai sur la mise en scène de l’action.