Je ne l'avais pas vu à sa sortie, j'ai été sidéré ce soir en le regardant chez moi. Sidéré par la jeunesse du geste : Friedkin a 70 ans quand il réalise Bug, un petit film de studio, 4 millions de dollars, très scénarisé, auquel il s'agit de donner une âme par la mise en scène. Il tente tout, effets stroboscopiques, ellipses, raccords étranges, recadrages louches... comme un cinéaste de 30 ans qui voudrait prouver qu'il sait filmer. A vrai dire, on croirait voir un premier film, tant il y a de défauts, d'effets, et en même temps de fulgurances. Comme si, avec le temps, Friedkin n'avait acquis aucune sagesse, ne s'était jamais résolu aux évidences.
C'est toujours la question de l'intensité qui traverse ses films. Intensité d'une détonation contenue dans un camion dans Sorcerer, intensité d'une adolescence heurtée dans L'exorciste, d'une obsession dans Cruising, d'une fuite dans Traqué... Dans Bug, c'est l'intensité d'une relation, de la fusion de deux délires solitaires dans un motel au fond de l'Oklahoma. L'intensité, pour Friedkin, c'est la porte de la démence. Ici, elle est grande ouverte. Le film ne cesse de nous y entraîner, toujours un peu plus à chaque scène, en quelques actes très savamment écrits, jusqu'à ce dernier où la chambre d'hôtel, entièrement retapissée d'aluminium, devient un cercueil.
Bug est adapté d'une pièce de théâtre. On dit souvent que les pièces ne font pas de bons films, qu'on finit par y étouffer. On a en tête les adaptations de Tennessee Williams par Kazan, Mankiewicz, Huston. Des huis-clos qui tentent quelques échappées pour "faire cinéma", supportables seulement parce que les acteurs sont grandioses, érotisés à l'extrême par la dramaturgie. Nulle érotisation dans Bug, mais les acteurs, en effet, sont impressionnants (Michael Shannon en tête, qui pousse son jeu jusqu'à la danse, obsédé par l'attaque d'insectes invisibles). Il s'agit bien d'un huis-clos, pourtant le film respire. Il y a une très belle scène, où l'ex-mari de l'héroïne passe la voir et s'étonne qu'elle n'ait pas de télé. "Comment on peut savoir ce qui se passe dans le monde sans télé ?", dit-il. Je crois que c'est la question que s'est posée Friedkin également en réalisant Bug : comment faire pour qu'un huis-clos ne soit pas totalement hermétique au monde actuel, et comment faire, même, pour que ce huis-clos soit le reflet, déformé et grimaçant, du monde dans lequel nous vivons ?
Il y parvient, d'abord par les indices du scénario qui ne sont jamais laissés pour compte, toujours rejoints à un moment ou à un autre par la mise en scène. Il est question de la guerre du Golfe, des hélicoptères survolent le motel ; de la surveillance généralisée, quelqu'un sonne à la porte pour livrer une pizza... C'est très simple, mais ça fonctionne. Ca fonctionne parce que tout cela est pris dans un délire global, qui n'est pas seulement psychologique, mais aussi chorégraphique et esthétique. De plus en plus, les corps adoptent des postures étranges, grotesques mais jamais moquées, folles mais ne s'arrêtant pas pour dénoncer leur folie et repartir d'un bon pied. Dans Bug, tout repart du mauvais pied tout le temps. Enfin, la chambre de motel se change en installation d'art contemporain : Friedkin fait exploser le décor (au risque de donner à voir le studio qui l'abrite) en le déréalisant. Toujours de façon sensée (l'aluminium est justifié, tout l'est), mais contre le réalisme et la simplicité. Et c'est en transformant (plus qu'en démolissant) peu à peu le lieu de l'action, que l'action elle-même nous apparaît comme la transformation de quelque chose d'autre, bien plus vaste que ce qui est dit. Le monde est là, tout entier contenu dans la paranoïa des deux amants obsédés par les insectes. Et plus ils se retranchent du monde, plus le monde entre dans leur système délirant. C'est un délire vorace que nous voyons croître, se nourrissant du moindre signe venant de l'extérieur pour ne pas se laisser enrayer. Le spectacle est grandiose et bien moins étriqué que ce qu'on aurait pu en penser a priori.