Voilà un titre exigeant que ce thriller politique signé Francesco Rosi qui adapte Leonardo Sciacia. Alors que plusieurs magistrats sont assassinés, l’inspecteur Rogas se lance sur plusieurs pistes plausibles. Menée avec rigueur et simplicité, son enquête marche dans les pas d’un polar traditionnel pendant près d’une heure. Puis tout bascule. Sa hiérarchie souhaite qu’il s’intéresse à des groupuscules gauchistes, lesquels seraient derrière ces assassinats. Lino Ventura, parfait en inspecteur raide et inflexible, refuse de devenir une marionnette et le film peu à peu bascule dans le thriller paranoïaque à grands renforts de sous-entendus politiques qu’il faut deviner. Le propos est fort, bien entendu, et Francesco Rosi souhaite donner un grand coup de pompe dans cette fourmilière politique où les complots s’ourdissent dans de mystérieuses soirées mondaines. Le réalisateur s’appuie sur des acteurs de premier plan pour symboliser les différents camps : ici les représentants politiques d’une Démocratie Chrétienne qui a réussi à accepter tous les compromis pour conserver le pouvoir ; là, les groupuscules d’extrême droite et d’extrême gauche qui sont autant de dangereux pantins ; là-bas encore, des membres du Parti Communiste qui complotent pour se rapprocher des leaders politiques.
Francesco Rosi montre tout ce simulacre politique mais ne dit rien. Aux spectateurs d’identifier qui est qui et qui fait quoi. Ceux qui ne connaissent pas l’enjeu de la « stratégie de la tension », ceux qui ne connaissent pas le réseau Gladio et la situation politique italienne de l’époque ne sont pas invités à la projection. Et ceux qui la connaissent doivent rester très vigilants, d’autant plus que le ton a tendance à prendre des allures kafkaïennes, à l’image de cette étrange soirée mondaine où semblent réunis tous les gens de pouvoir compromis. Car, bien entendu, il est question de ça dans Cadavres exquis. Rosi tire à boulets rouges sur toutes les compromissions, les collusions, les corruptions, les arrangements entre ceux qui détiennent le pouvoir au détriment d’un peuple italien qui souffre. Le réalisateur n’a pas son pareil pour dresser le portrait d’une Italie agonisante dans des lieux désertés ou morbides où semblent toujours passer quelques fantômes. Il faut revoir l’ouverture silencieuse du film dans les catacombes de Palerme où des centaines de momies regardent le procureur Varga (Charles Vanel) les regarder. Pas un mot, des plans fixes et un silence assourdissant. Le ton est donné.
Filmée avec une grande lenteur, cette danse de la mort se mérite. Elle ne vient pas à soi, il convient d’aller la chercher. L’atmosphère inquiétante et morbide est remarquablement construite, et la peur croissante de l’inspecteur Rogas montrée avec pertinence. On retrouve le ton des thrillers paranoïaques américains avec ses silences, ses ombres, ses interrogations qui se perdent dans le vide parfois. Ceux qui sont sensibles à ces atmosphères retrouveront une belle angoisse. Ceux qui ne le sont pas s’ennuieront sûrement un peu. Le tableau que dresse Francesco Rosi de l’Italie des années de plomb est, quoi qu’il en soit, édifiant dans ce dédale de compromissions qui ne peut conduire le pays qu'à sa perte.