« Oui, la Grèce » me dira-t-on : pour Apollon et Hyacinthe, cela paraît encore aller de soi. Mais il manque aux bleus purs et aux ocres de la Grèce quelque chose des torpeurs du désir, que disent mieux l'air épais, les rivières et les vergers du Nord de l'Italie. Quelque chose des représentations de la sensualité que nous avons héritées de la Renaissance florentine, sans doute.
Beaucoup de ce qui m'a chaviré le cœur devant Call Me by Your Name tient à ça : l'enveloppe poétique languide de cette campagne italienne où se promènent des corps à demi nus bercés par le babil heureux des oiseaux, les murmures d'amour et les mélodies de Ravel, Bach, Adams ou Sufjan Stevens. Le reste tient à ce que, de mémoire, pas un des innombrables films où une romance adolescente se trame le temps d'un été ne m'avait donné le sentiment de dire si bien, en si peu de mots et de façon si universelle, toutes les choses infimes d'un premier amour : ses vanités, ses velléités, ses peurs, ses douceurs, ses chagrins, etc.
Vaut-il mieux parler ou mourir ?
Je crois pouvoir dire à quel instant je me suis senti tomber amoureux de ce film. Ou, plus vraisemblablement, amoureux de l'amour auquel me rappelait le film.
The young knight finds himself so humbled and speechless that he's totally unable to bring up the subject of his love. Till one day he asks the princess, point blank : « Is it better to speak or die ? »
– Ce doit être là que j'ai su.
Pas seulement d'ailleurs parce qu'il y a dans la formule – « Vaut-il mieux parler ou mourir ? » – l'expression nue d'une écorchure que nous avons probablement tous connue, qu'est de devoir sans pouvoir confier un amour. La formule se trouvait à l'identique dans le roman dont est adapté le film et ne m'y avait pas tant touché. Elio l'y débusquait simplement au détour d'une de ses lectures. Dans le film, elle lui est lue – traduite patiemment de l'allemand par sa mère tandis qu'un orage gronde dehors, que la pluie bat à la fenêtre et que tous trois, père, mère et fils, réfugiés sur le sofa au salon, écoutent tout bas le Jardin féerique de Ravel.
Les parents prennent, dès cette scène, une place singulière : le film choisit de tisser un fil discret de l'amour qu'ils ont pour Elio à l'amour qu'Elio portera à son tour. Ainsi les mots qui le pousseront à surmonter la peur de parler ne sont plus rencontrés au hasard d'une page mais transmis. La musique qui suit son aveu et la fuite à travers champ jusqu'aux premiers baisers vient de Ravel – Une barque sur l'océan – de même que celle qu'écoutaient ses parents avec lui dans l'intimité du repos – Ma Mère l'Oye. Puis il y a, suffisamment touchante pour attendrir une pierre, cette scène de confidence partagée entre Elio et son père à la fin de l'avant-dernier acte, qui vient assez dire combien sous lui tenait, tel un pilier, l'attention pudique et bienfaisante de parents peut-être parmi les plus beaux personnages de parents décrits au cinéma.
Faire parler la nature avec les corps
Il y a de façon générale une sensibilité merveilleuse mise au travail d'adaptation dans ce film, qui pour dire l'essentiel consiste à savoir trouver avec quelle justesse suggérer sans insistance ce que le roman, lui, mentionnait de façon explicite. Ainsi est reconstruit le cadre extérieur de l'action, en l'émaillant d'indices. Sont retirées des dialogues certaines répliques, pour laisser à leur place s'épanouir au son et à l'image les jeux de silence, de distance et de couleurs auxquels le cinéma se prête.
L'écriture du roman à la façon d'un flux de conscience permettait de développer précisément les pensées amoureuses d'Elio tout en ne laissant flotter entre elles que quelques bribes incommencées et inachevées des scènes auxquelles le film donne forme. Par conséquent le mouvement ici est inverse : sont recomposées soigneusement la continuité narrative et son enveloppe – la campagne italienne donc, ses langueurs, sa musique, le soleil, les orages, le verger, le point d'eau, les terrasses, les arbres qui balançant par le cadre des fenêtres. Mais dans le même temps les pensées, elles, retournent aux non-dits – ce qui a pour effet de rendre la lecture du roman et le visionnage du film remarquablement complémentaires, au sens où l'un expose des pensées pour ainsi dire abstraites de leur milieu, là où l'autre peint le milieu en laissant les pensées se deviner par esquisses.
Tout l'effort est dans la délicatesse mise à tracer ces esquisses.
Une part, oui, doit aux innombrables jeux de mise en scène qui font parler l'émotion sans que celle-ci ait à prendre la parole. Un mémorial interposé entre Elio et Oliver vient signifier la distance à surmonter au moment de la déclaration. Quelques spectres lumineux flottant au milieu de la nuit disent l'ivresse d'aimer. Le passage des saisons dit ce qu'a toujours dit partout le passage des saisons : les choses emportées par le temps. La pluie dit l'attente ; une cascade la liberté ; et l'arrivée de la neige l'absence. Rien que de très conventionnel, sûrement. Mais rien que de très gracieux et de très pur.
Rayon humour, pour le plaisir d'en faire mention : cette scène de bataille érudite entre Oliver et le père d'Elio à propos de l'étymologie d'abricot – qui dans le roman s'accompagne d'un jeu muet d'Elio, qui à chaque albicocca, al-barquq ou praecoquum s'imagine une terminaison en « cock » – et que le film s'amuse à retranscrire de façon quasiment indétectable, par un bref mordillement de lèvre d'Elio réprimant un rire.
Une part, encore, doit à Timothée Chalamet.
J'imagine que beaucoup a été dit à son propos – et qu'encore davantage le sera s'il gagne l'Oscar ce soir – mais ce qu'il a fait d'Elio va, je crois, me coller à la peau des sensations ineffaçables. On pourra à l'envi dire à quel point il est exceptionnel de jouer un plan fixe de près de quatre minutes où, sans parole, rien que par le visage, il s'agit de raconter une histoire. (La dernière fois que j'ai vu quelqu'un le faire de façon aussi convaincante, ce devait être Nicole Kidman dans Birth.)
Mais la façon dont il a investi son personnage dépasse amplement ce seul plan-séquence : c'est à chaque scène depuis les jalons les plus anodins du premier acte que, par une myriade de subtilités à peine saisissables, il s'applique à traduire d'Elio les détails infimes et adorables. Il serait vain de vouloir trop en passer en revue (ces scènes sont faites pour être regardées, pas réécrites) mais il y en a une, située à la dixième minute de film, qui m'a retourné le cœur comme une crêpe, où en une poignée de secondes l'on voit défiler sur lui quelque chose comme cinq états amoureux différents.
Elio y est attablé à la terrasse d'un café avec Oliver ; ils font connaissance. L'on sait déjà le désir qu'Elio éprouve. Oliver, tout en indifférence polie, demande à quoi il passe ses journées. Elio fait ce que fait n'importe quel gamin amoureux pour se donner de la consistance quand il se sent désarmé : il roule des épaules tel un jeune coq, cherche à impressionner par son aisance et son esprit, parle de ses lectures, de la musique qu'il transcrit à l'oreille, de ses sorties nocturnes... et Oliver, de lâcher un laconique : « that sounds fun ! » qui sonne comme un : « non, mais en réalité je m'en tape, tu sais. » Puis de se lever et quitter la terrasse. Alors, de la manière la plus craquante qui soit, tout se met à défiler : Elio commence par sourire, enjoué, comme si ce « fun » était à prendre au pied de la lettre ; il poursuit Oliver d'un regard interrogateur ; revient un instant à ses pensées, réalisant que ce n'était pas à prendre au pied de la lettre ; sourit à nouveau, gêné cette fois-ci ; baisse rien qu'une seconde les yeux, avec dedans l'expression la plus penaude du monde ; se lève pour prendre son vélo à son tour, et manque de se vautrer. Et tout ce temps, évidemment, Oliver qui ne remarque rien. Je la trouve à la fois si simple, si juste et si tendre, cette scène. Il y a tout, dedans ; et pas une inflexion, pas une bribe que Chalamet n'omette de jouer.
D'une fuite empressée vers un balcon
Ne reste rien qu'un point qui m'a paru dissoner au sein du film au point d'en gâcher un peu la sincérité : la fuite de la caméra vers le balcon de la chambre à coucher, lorsque Oliver et Elio tombent dans les bras de l'autre pour la première fois. Il y aurait, à vrai dire, plein de façons de trouver cette scène belle en l'état : le plan sur l'arbre dans l'obscurité est beau ; le bruissement paisible de la nuit est beau ; leurs mots d'amour et leurs soupirs, à eux deux, sont beaux... j'ai d'ailleurs, par curiosité, cherché si le réalisateur se justifiait d'une façon ou d'une autre de ce choix, et même ce qu'il en dit me paraît beau :
I think that their love is in all things, so when we gaze towards the window and we see the trees, there is a sense of witnessing that.
Simplement je ne m'enlève pas de la tête qu'après les avoir vu se fuir, s'espérer, se trouver, la dynamique naturelle pour le film eût été de les voir s'abandonner l'un à l'autre avant que la caméra ne s'éloigne et – pourquoi pas, l'idée est jolie ! – aille chercher par la fenêtre leur amour frémissant en toute chose.
Qu'à la place s'invite, dans un mouvement de pudibonderie malvenu et presque involontairement comique, un des procédés de mise en scène les plus vieillots et conservateurs qui soient – parce que, tant qu'à dire franchement : pourquoi pas deux papillons voletant près de la fenêtre, aussi ? –, ça fait tout de même étrange. Modeler patiemment un amour si doux... et détourner précipitamment le regard au moment où il se concrétise, comme si par là il devenait obscène ; comme s'il n'existait pas de façon prévenante et attentionnée de mettre le sexe en images.
Je ne crois pas, comme cela a pu être dit, qu'il y ait là une volonté d'invisibiliser l'acte homosexuel. Les relations hétérosexuelles d'Elio et Marzia sont traitées de l'exacte même façon : caméra fuyante et cadres prudes, à demi hors-champ. Dans l'interview que je mentionnais plus haut, Luca Guadagnino ajoute que filmer ses personnages faire l'amour lui paraîtrait indélicat et intrusif – ce qui plaide, donc, pour la pudeur exagérée. Et après tout, si en tant qu'artiste il ne se trouve pas d'inspiration pour filmer le sexe avec la justesse qu'il met à filmer l'amour, il n'y a sans doute rien de mal à ce qu'il esquive la difficulté.
Ce qui reste plus gênant est l'impression que, dans une volonté – louable – de raconter à travers les personnages non pas une histoire sur l'homosexualité mais une histoire universelle sur le désir, l'on tende à gommer et emmieller le contenu inévitablement politique d'un désir homosexuel au début des années 80. Presque tout, dans le cadre donné à l'histoire, tend à l'évacuation de cette subversion par la mise en place d'une sorte d'alcôve protectrice qui dispense d'en faire mention : l'isolement rural favorise la solitude pour les amants ; le milieu bourgeois de la famille d'Elio fournit les moyens matériels de l'insouciance ; enfin le tropisme intellectuel évidemment favorable impulsé par le père philologue passionné de civilisation gréco-romaine instaure les conditions d'une tolérance particulière.
De même, la décision scénaristique d'abréger drastiquement le quatrième chapitre du roman – celui qui parcourait vingt années de désillusions et de retrouvailles américaines ou italiennes malaisées entre Oliver et Elio, après l'été de leur amour – et de laisser à la place Chalamet raconter sans un mot devant un âtre la douleur de la perte mêlée de la suavité du souvenir, cela permet de ne pas rompre l'unité de lieu qui fait tant à l'identité esthétique et au charme du film, mais dans le même temps cela permet surtout de ne pas avoir à traiter de la normativité dégueulasse d'une société qui d'avance condamnait leur amour à mourir sitôt sorti de l'alcôve.
Qu'on ne me comprenne pas mal : cette alcôve, je l'aime.
Elle, et rien d'autre, permet à leur histoire d'être belle comme un poème raconté sur une île toute irradiée de soleil, toute parcourue d'eaux et de musique, toute semée de vergers, de livres et de bienveillance. Seulement il faut arriver à se dire que, quittée l'île, le poème n'existerait plus – ou que, pour continuer à exister, il lui faudrait cesser d'être suave et devenir rude.