« Rien de grand dans le monde ne s’est accompli sans passion ». Combien elle est vraie la célèbre phrase de Hegel quand on voit cette vie du Caravage ! Et la passion dans tous ses sens : la passion qui vous fait aimer comme celle qui vous fait souffrir.
Ce qui ressort du film de Michele Placido, c’est la vision du Caravage comme d’une force de vie, immense et passionnée. Un personnage hors-norme, « tall as life ». On dirait vraiment trait pour trait la description que fait Nietzsche de la nature aristocratique : guerrière, intrépide, affirmative et créatrice. Est-ce un homme ou une tornade ? Un peintre ou une comète ? Tout le monde s’éprend de lui. Toutes les personnes qui croisent sa trajectoire sont comme aimantées, emportées par lui. Les femmes et les hommes, les jeunes et les vieilles, les riches et les pauvres. Il est protégé par une marquise qui fantasme sur son corps, il est protégé par un prélat qui révère ses œuvres. Bref tout le monde l’aime. Ou alors tout le monde le déteste et veut le tuer. C’est le mauvais garçon ultime de la peinture mondiale. Il picole dans des tripots, il taquine la gueuse dans des bouges, il crache, il provoque, il insulte les faquins, il scandalise les bonnes gens, il balance des torgnoles, il se bat en duel et accessoirement peint des chefs d’œuvre si incontestables que même ses ennemis s’inclinent devant leur puissance esthétique. La vie du Caravage est en soi un tel roman qu’elle se prête à merveille à la transcription cinématographique dans un beau film d’époque.
Sur le film en lui-même : un peu long, un peu didactique, on s’ennuie parfois mais l’on s’ennuie gentiment, et même gentileschiment. Beaucoup aimé la scène de l’entrevue avec Giordano Bruno. Un peu emphatique mais qu’importe. Est-ce qu’elle a vraiment eu lieu ? C’est la question que je me suis posée. Si oui c’est vraiment énorme, un si grand peintre face à un si grand philosophe. Et deux caractères bien trempés en plus, pas mélancoliques du tout, sanguins comme pas deux. Des agités un peu, surtout Bruno.
Je vais aussi dire du bien de acteurs. Riccardo Scamarcio qui incarne le Caravage est parfait. Isabelle Huppert en marquise Colonna dévorée par le désir est magnifique, Louis Garrel, avec sa gueule taillée dans un marbre de Carrare est très bien choisi pour ce rôle d'inquisiteur austère. La photographie est belle. Tous ces plans en clair-obscur qui essaient de donner une image « à la manière » du Caravage sont très plaisants à regarder mais je ne sais pas si j’irai jusqu’à dire qu’ils sont beaux. Je m’explique : il ne suffit pas de reproduire la composition et la lumière d’un tableau du Caravage à la perfection pour rendre à l’écran l’effet de réel et de brutalité qui se dégage des oeuvres du maître. Je vais prendre une comparaison dans le roman : Céline (Louis-Ferdinand) faisait remarquer que pour rendre à l’écrit le langage parlé il ne suffisait pas de retranscrire une conversation réelle entre des personnes. On ne peut pas « décalquer » le langage parlé. Une fois mis sur la page mot pour mot il devient plat et sans saveur. Pour lui rendre la vivacité de son oralité il faut développer un style qui passe par un travail sur le vocabulaire, la ponctuation, la désarticulation de la syntaxe etc. Bref, il y a tout un travail de transformation qui ne peut pas être un travail d’imitation ou de décalque. Voilà ce qui passe dans le film : Michele Placido imite ou décalque les tableaux du Caravage. Il fait du « à la manière du Caravage » mais pas un film, si je puis dire, « caravagesque ». C’est difficile de dire d’ailleurs à quoi pourrait ressembler un film caravagesque : à un truc qui fait des ravages ? gonzo, brutal, plus sale, avec des contrastes très accentués ? Ou tout autre chose ? Enfin je m’égare et finis par confondre le Caravage avec Pasolini. Vous reconnaissez bien là le style des bad boys de Marseille, enfin non... des bad boys de Naples et Rome. Il est temps de conclure.
Je tiens à dire solennellement que la scène avec Artemisia Gentileschi, la grande peintre et élève du Caravage, ne m’a pas plu du tout. Pourtant je l'attendais de pied ferme. L’actrice n’est pas en cause, c’est la direction d’acteur. À quel moment Artemisia est une jeune fille soumise qui baisse les yeux devant un homme ? Comme son maître, Gentileschi avait un caractère fier et ombrageux. Jamais soumise, elle était toujours prompte à manifester sa force (comme l’indique cette belle formule qu’on lui attribue « JE SUIS JULES CESAR DANS UN CORPS DE FEMME ») voire même une certaine violence. Pour s’en convaincre il suffit de revoir sa Judith sanglante, on dirait qu’elle invente le gore.