Cartel n'est pas un film abouti, et pourtant il est fascinant. Son bide massif aux USA laissait deviner un faux blockbuster, ce qui est plutôt le cas, mais pour des raisons indépendantes de ses auteurs associés. Petit retour sur un jalon essentiel de la carrière en dents de scie de Sir Ridley, Cartel opérant un grand écart anatomiquement impossible.
Ce grand écart, ce n'est pas celui qu'effectue Cameron Diaz sur le pare-brise et sous les yeux d'un Javier Bardem sidéré. Encore que la scène, hilarante, soit malgré elle un aveu quant à la nature schizo du projet : d'un côté, un auteur à succès qui signe son premier scénario en y casant un maximum d'obsessions sauvages, et de l'autre, un réal qui n'en revient pas de mettre en images un script pareil, au point de rester en retrait. En langage clair, Cormac McCarthy se casse le cul pendant que Scott n'ose pas montrer le sien et se permet rarement de filmer celui des autres. Non pas que sa mise en scène soit laide, loin s'en faut : si elle ne se montre jamais virtuose, elle est le travail d'un type qui a du métier, soigne sa photographie et, avouons-le, livre un rendu final très agréable à regarder 135mn durant. Agréable, oui, et c'est bien là tout le problème...
A la vision de Cartel, on se surprend à imaginer ce qu'aurait pu donner le même script entre les mains de cinéastes dont la hargne n'a pas bougé en 30 ans, quelle que soit la qualité de leurs films, du style Paul Verhoeven ou William Friedkin. Sans doute un immense film de gangsters, viscéral et ambigu. D'un autre côté, Cartel est savoureux sous sa forme actuelle car inconséquent. Pendant que Scott balaie ses décors luxueux de travelling latéraux qui mettent en valeur la luminosité des pièces et la largeur des piscines, l'auteur de La Route bâtit une histoire volontairement suggestive, et salement violente. Si Ridley Scott n'affadit pas vraiment le script de McCarthy (le casting, royal, rend bien justice à des dialogues souvent énormes), il le maintient simplement au sol à trop le prendre avec des pincettes.
Mais à force d'illustrer mécaniquement son sujet, Scott en fait sans le vouloir ressortir les aspect les plus stimulants. Oui, Cartel est joliment shooté et, on y revient, beaucoup trop agréable ! Du coup, ses scènes fortes s'expriment de plus belle par la simple absence d'implication que l'image nous aura imposée au préalabale. Un mal pour un bien donc, McCarthy se payant une histoire où l'on croise des cadavres destinés à passer la frontière dans des bidons (sans que les responsables ne sachent exactement dans quel coin du sol américain ils seront balancés), un bijoutier philosophe dont les deux monologues n'en finissent plus de s'étirer, une Cameron Diaz transformée en icone bling bling qui observe ses léopards chasser sous le soleil, et un tas de petites mains qui font le sale boulot (voir le sort atroce réservé au dernier témoin direct de l'affaire).
Autant de petits détails qui participent à son ambiance malsaine, et dont le héros acculé se retrouve avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, sentiment relayé par la prestation tendue d'un Fassbender époustouflant. Par instants, les deux artistes se croisent et offrent des scènes non plus divertissantes mais réellement habitées, comme la dernière apparition de Fassbender ou ses échanges avec Pitt, où ce dernier lui explique la dangerosité du Milieu. Quant au Director's cut, il ne fait qu'enfoncer un peu plus le clou en proposant davantage de scènes dialoguées, dont une anecdote irrésistible que raconte Bardem à Fassbender dans leur futur nightclub. Cas d'école plus respectable mais tout aussi hallucinant qu'Hannibal, Cartel invente presque à lui seul le film intéressant par omission. A la fois frustrant et unique, et donc fascinant !