J’étais très intrigué de revoir, près de dix ans après, ce Scott qui reste l’un de ses plus controversés. C’est sans doute son film le plus radical, au moins sur le plan narratif. C’est évidemment en grande partie dû à l’écriture de Cormac McCarthy qui vise une épure extrême en termes d’intrigue, de caractérisation. On ne sait rien du passif des persos ni du fameux plan dans lequel le counselor s’embarque et c’est là tout l’intérêt. Le film consiste essentiellement en de longues séquences de dialogue au caractère quasiment hypnotique et qui nourrissent avant tout le propos et les motivations des personnages. Curieusement, le film m’a fait penser à The Long Goodbye que j’ai vu il y a peu : on y retrouve cette même volonté d’épurer les codes du film noir, en réduisant ce genre d’histoire à sa substance sensorielle et thématique. Et le spectateur ne peut que se retrouver paumé dans cette intrigue, autant que le personnage principal.
Cette approche sert à nous décrire une vision complètement désabusée de l’humanité, dominée par des hommes avides de cul et de thunes, régie par la violence. Le script décrit de manière presque mythologique cette opposition entre deux mondes, celui des gens médiocres et celui de ceux qui veulent gagner gros, qui veulent exister à travers l’argent et le sexe mais qui sans le savoir se prennent dans un engrenage dont ils ne peuvent plus sortir. The Counselor a beau jurer en apparence avec la filmographie de Scott, il en est pourtant le parfaitement prolongement thématique : des protagonistes tentant de s’extirper de leur condition ou d’accéder à un “ailleurs” proche du divin, pour mieux se retrouver face à la désillusion d’un Paradis Perdu. Ce sont les passagers du Nostromo massacrés par un “être supérieur” dénué de morale et de conscience, les Replicants de Blade Runner incapables d’échapper à leur condition mortelle, Christophe Colomb dont la colonie tombe en ruine, les croisés de Kingdom of Heaven défendant une ville sainte à laquelle ils ne croient plus…
L’écriture du film affiche un côté perpétuellement crasseux dans ce qui est montré, dans ces dialogues qui se complaisent dans la superficialité, l'appétit sexuel… Le personnage de Javier Bardem en est sans doute la plus belle illustration avec ses guépards, sa coupe improbable, son attitude ridicule, la manière peu scrupuleuse dont il parle constamment des femmes. Tandis que celui de Pitt représente le penchant plus sobre de cette idée, le discret, professionnel, qui fait l’erreur de croire qu’il s’est approprié ce monde de violence, qu’il le maîtrise. La subtilité n’est pas toujours de mise, notamment lorsqu’il s’agit de caractériser la femme fatale incarnée par Cameron Diaz - sa voracité est explicitée parfois très lourdement par les dialogues et les symboles. Mais elle reste le rôle le plus intéressant de l’ensemble, parce qu’au milieu de ce monde qu’on nous décrit comme misogyne, c’est la seule finalement à tirer son épingle du jeu, à pleinement assimiler et appliquer cette logique de prédation impitoyable qui devient le seul mode de survie possible. L’actrice est parfaite dans son rôle, à vrai dire tout le casting me semble idéalement choisi pour sublimer ces personnages-archétypes, et le caractère ambivalent et parfois ridicule des dialogues ne pourrait fonctionner aussi bien si la direction n’était pas si bonne.
Toute cette crasse ridicule, malsaine, est en parfait contraste avec la mise en scène de Scott à la fois sobre et d’une précision chirurgicale, créant un sentiment de malaise assez palpable. Le film me semble admirablement construit, comme une lente montée funéraire qui pose méticuleusement ses cartes dans sa première partie où il ne semble à peu près rien se passer. Et pourtant c’est ici qu’on a droit à la scène la plus mémorable de The Counselor : celle du pare brise (ceux qui savent, savent) qui doit être l’un des moments les plus hilarants de la carrière de Scott et qui en même temps condense parfaitement tout ce sentiment de chaos, de perdition, qui caractérise l’ensemble du film.
La seconde partie du métrage augmente l’intensité de manière assez terrifiante. La rupture de ton se passe pourtant dans un relatif calme : on annonce au personnage de Fassbender que tout est foutu et tout le reste du film ne sera qu’une longue montée en puissance de l’horreur, un nœud impossible à desserrer. La mise en scène de Scott évolue subtilement en épousant son sujet, admet çà et là une caméra à l’épaule pour illustrer cette insécurité qui succède à une immobilité arrogante. Et alors que le film apparaît complètement froid, désincarné, il réussit à m’émouvoir lors de cette longue scène de dialogue téléphonique entre Fassbender et ce ponte mexicain. Toute l’humanité rejetée du personnage semble rejaillir ici dans une lente et paisible démonstration de toute la violence du récit et du caractère inextricable du destin du personnage. Notons également l’excellente musique de Daniel Pemberton, qui mélange sonorités hispanisantes et instrumentations modernes et froides pour vraiment sublimer cet aspect western désespéré.
Sommet de nihilisme enfanté par deux spécialistes du genre, The Counselor est un film difficile à appréhender et par moments assez hermétique voire maladroit, mais il reste à mon sens l’un des essais les plus passionnants de Ridley Scott. Son œuvre la plus radicale et certainement ce qu’il a fait de mieux depuis Kingdom of Heaven.