Je crois que je n'aime plus Scorsese. J'y allais pour le montrer, sûr de l'aimer encore, de retrouver un chef d'oeuvre. Je n'y ai vu qu'esbroufe, misogynie, auto-contentement.
Par exemple, je me souvenais du film comme d'une chronique d'un grand amour à sens unique. J'avais pleuré, je crois, la dernière fois que je l'avais vu. L'obsession quasi-maniaque de De Niro pour tenir auprès de lui cette femme très belle mais qui ne l'aime pas m'avait ému. Ca ne m'émeut plus. Ou plutôt ça pourrait m'émouvoir, ça y parvient parfois, tant que je me concentre sur le personnage de De Niro. Mais si je m'intéresse à celui de Sharon Stone (et je me souviens avoir adoré son personnage), je n'y crois plus. Cette femme obsédée par l'argent (tout le monde l'est dans Casino, d'accord, sauf que l'argent l'hystérise totalement, et les autres, à côté d'elle, semblent presque raisonnables, en tout cas consciencieux vis-à-vis de ce même argent ; elle est clairement la folle du grenier, celle par qui le scandale et les problèmes arrivent, parce qu'elle ne sait pas se tenir ; ça pourrait être drôle ou profond, si le film se faisait l'étude d'une aliénation féminine, or l'image, les scènes tendent à nous prouver que l'on n'a pas tort de penser ainsi ; en cela, Casino, malgré sa volonté démesurée de peindre un monde et d'en décrire les rouages, se tient très en-deçà d'Une Femme sous Influence, qui, bien que plus restreint dans le paysage qu'il entend montrer, est beaucoup plus vaste et complexe, même s'il s'agit seulement d'une famille et de quelques amis, car la folie de la femme, chez Cassavetes, est ambiguë, presque inextricable du milieu dans lequel elle éclot ; Casino est du côté des hommes, toujours, absolument : la femme n'échappe jamais au système), cette femme hystérisée par l'argent (et par quelques questions de classe que Scorsese a toujours su traiter sur le mode de la malédiction), donc, n'existe jamais seule. Elle a toujours un protecteur. Si elle s'échappe, c'est pour retrouver un autre homme. On pourrait penser que c'est précisément ce que Scorsese souhaite montrer, voire dénoncer. Qu'on ne peut pas, d'une aliénée, faire une héroïne romantique. Qu'on ne s'attaque pas au système si on laisse penser qu'un autre système est possible. Pourtant il y a une telle adéquation (un tel conformisme, pourrait-on dire) entre ce que Scorsese montre et la manière dont il le montre, une telle répartition inégalitaire de la tendresse dans le sarcasme (De Niro est toujours touchant, Joe Pesci est toujours drôle, Sharon Stone n'est drôle que parce qu'elle tombe et touchante que lorsqu'elle meurt, après avoir titubé dans un long couloir d'hôtel ; Verhoeven, deux ans plus tôt, lui faisait jouer lui aussi le mauvais rôle, dans Basic Instinct, mais avec une toute autre envergure), que je ne peux plus croire à l'amour du film. La musique du Mépris, collée ici ou là sur quelques scènes, n'est qu'un renfort grossier, une drogue mélancolisante injectée dans les veines d'un film froid comme la mort.
Il y a une scène, brillante, où l'on voit Joe Pesci préparer le petit déjeuner de son fils après avoir fait éclater la tête d'un type dans un étau. C'est très beau, ce que Scorsese réussit ici à inverser : on se dit parfois que les ordures sont peut-être de bons pères de famille, mais on ne voit jamais à quel point les bons pères de famille peuvent être de parfaites ordures ; la surprise n'est pas la violence mais au contraire la tendresse. Scorsese n'excuse pas le personnage de Pesci, il s'empare avec vigueur de la banalité du mal et la démonte. Mais le film ne déconstruit jamais le personnage de Sharon Stone. C'est simple : on ne la voit pas. Elle est d'abord éblouissante, d'une indépendance folle, dans la première scène où elle apparaît, balançant les jetons d'un joueur pingre qu'elle vient de draguer et d'escroquer en même temps, et qui a l'impudence de le lui reprocher. Soudain, au contact de De Niro, cette indépendance s'écroule. L'indépendance de Sharon Stone réside tout entier dans ce qui la lie, profondément (par nature ?), à son proxénète, Lester Diamond. Elle n'est plus qu'une petite fille ballottée entre le fric et l'attachement de classe (Lester Diamond l'a connue alors qu'elle portait encore un appareil dentaire, nous dit-on dans le film ; mais on ne nous dit jamais ce que Sharon Stone elle-même sait de Lester Diamond, comme si tout pouvoir, toute connaissance lui était confisquée). Tout ce qui avait fondé, cinématographiquement, son personnage (cette possibilité d'envoyer tous les jetons derrière elle pour que personne n'en profite), s'écroule, et ne réapparaît jamais, même sous la forme d'une tension, d'un rêve. Elle n'est bientôt plus que rapacité, addiction, méchanceté (elle attache sa fille à son lit pendant la nuit pour aller voir un autre homme, au contraire des hommes qui, eux, tiennent toujours à leurs enfants). Même Harpagon n'est pas si univoquement pingre : "ma cassette", crie-t-il, et Sharon Stone hurle après ses bijoux, mais Harpagon est avant tout un homme qui ne veut pas être dépossédé (de son argent, et, par extension, de sa fille), alors que Sharon Stone est une joueuse qui voudrait seulement ne pas perdre.
Je ne reproche pas au film d'être ce qu'il est, à savoir un film froid, ironique, violent, je lui reproche seulement de ne pas être plus vaste, plus ouvert. Qui plus est, il a vieilli, comme vieillira, je pense, Le Loup de Wall Street. Pourquoi faut-il faire des films de trois heures pour nous dire que ce qui dirige le monde, c'est l'argent ?