Avec Cet obscur objet du désir, Luis Buñuel partait sur un chef-d'oeuvre qui condensait son style surréaliste et ses obsessions pour les contrariétés amoureuses et la bourgeoisie. Traités sur un mode grotesque, les attentats qui occupent l'arrière-plan du film amènent un quelque chose d'alarmant et d'abscons, comme si tout allait exploser de façon ridicule et sans qu'on y comprenne rien. Buñuel, à travers ses personnages, considère ces troubles de loin, leur importance étant de loin dépassée par l'obsession charnelle du personnage de Fernando Rey, qui désire follement une femme qui se refuse à lui.
Ainsi, le film s'inscrit dans une veine presque maladive peaufinée par des décors qui se font écho (parcs, appartements bourgeois et grilles sont omniprésents) , traçant un tableau mental, comme celui d'un paysage inextricable. Concernant le travail d'ambiance, j'ai beaucoup pensé à Sueurs Froides et sa ville qui répondait directement à l'état psychologique de son personnage, sans jamais que celui-ci ne manifeste la conscience de sa situation alors que tout l'environnement semblait la lui crier. Dans son développement et le grotesque de son histoire, ce film testamentaire me rappelle également L'Eternel Mari de Dostoïevski, où les personnages semblaient là aussi les jouets ridicules d'un destin qu'ils embrassaient à la fois en tant que coupables et victimes.
C'est d'ailleurs ce genre de sensation souterraine que semble tenter de faire passer Buñuel, de façon bien plus riche que s'il débitait une thèse. Le désir, d'ailleurs, est considéré sous tous ses angles, pour finir par dépasser même l'objet qui le motivait et exister a priori, comme un élan humain dont la source est intarissable. Cette nature inévitable d'un désir dont on ne sait plus quoi faire, dont il faudrait presque se purger en le projetant quelque part, est en grande partie amenée par l'idée géniale de faire jouer un même rôle à deux actrices différentes. Jamais utilisé pour appuyer une schizophrénie du désir entre pulsion charnelle et amour spirituel puisque les deux actrices jouent le même comportement (toutes deux se montrent tour à tour offertes et inaccessibles), le procédé concourt simplement à troubler en désacralisant la femme désirée et en faisant remonter le désir au sujet qui l'éprouve, qui continue pourtant de demeurer aveugle en croyant de façon grotesque que tout repose sur une femme et que tout se résoudra en la possédant.
Mais en réalité, impossible d'agir d'une quelconque manière sur ces traits complètement inséparables de notre nature. On le comprend de façon simple, par le personnage du psychiatre, condamné à débiter des banalités même s'il comprend ce qui se passe : on peut bien analyser le désir et prendre conscience de sa nature véritable, cela ne permet en rien de s'y soustraire et d'y échapper. Profond, cohérent et très personnel, ce testament est un grand film, qui parle de l'Homme avec la sagesse usée d'un artiste arrivé au bout de ce qu'il avait à offrir, et préférait renoncer à son art (la scène de l'explosion finale signe la victoire nécessaire du désir et des impulsions humaines sur toute forme de recul) pour s'abandonner, le temps qu'il lui restait à vivre. Un chef-d'oeuvre.