Dans un écrin sensuel à l’esthétique visuelle et sonore outrancière (comme un blockbuster), que composent des tropes tout aussi apparemment conventionnels (comme dans un teen movie), Challengers cache une richesse symbolique qui interroge nos modèles relationnels. Ce film survolté, obsessionnel et entêtant, qui communique une énergie folle, est plus complexe qu’il n’y paraît.
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Il y avait bien longtemps qu’un film ne m’avait pas fait un tel effet. Non seulement je suis sortie de la salle le souffle court, les joues rouges et le cœur battant, comme si je venais de vivre moi-même un match de tennis (effet recherché par son rythme performatif, qui alterne entre une séquence centrale et des flash-backs), mais en plus le film continue de m’habiter longtemps après.
Le nouveau film de Luca Guadagnino est obsédant. Tout est fait pour nous faire vivre une expérience sensorielle forte, de la sensualité des corps (masculins comme féminin) à la beauté de l’image (je pense au bleu omniprésent de l’été et du court de tennis ; à une scène nocturne particulièrement saisissante, au cœur de la tempête) et à la bande-son techno tonitruante, largement too much et de ce fait jouissive, qui invite à se laisser aller à assumer un plaisir d’abord ressenti comme coupable.
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Le scénario est construit autour d’un nœud : le match qui oppose Art Donaldson à Patrick Zweig, dont les flash-backs dévoilent peu à peu les enjeux. Car au cœur des personnages sont dissimulés des secrets et des motivations exposés à un rythme qui s’accélère comme dans un tie-break. La bande-son participe bien sûr de la construction de cette tension qui culmine dans un climax presque insoutenable – pour peu que l’on se soit laissé prendre au jeu –, et fait de cette histoire de triangle amoureux une sorte de thriller, où les rebondissements sont dignes des meilleurs cliffhangers.
Les trois acteurs ont une présence folle, une alchimie évidente : Zendaya, à qui le tennis sied à merveille, est parfaite dans le rôle d’une championne dévorée d’ambition ; Mike Faist, oscillant entre innocence et froideur, est méconnaissable d’une scène à l’autre ; Josh O’Connor, particulièrement, crève l’écran.
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J’aime quand un film fait système. Quand il se referme parfaitement sur lui-même et donne quelques éléments de sens qu’on peut ensuite tirer à travers toute l’œuvre. Dans Challengers, rien n’est laissé au hasard, et tout est symbolique. Le film n’est pourtant pas particulièrement complexe, encore moins bavard. C’est le signe de la confiance ou de la liberté qui nous sont accordées : le film en donne juste assez – dans les dialogues, les mouvements de caméra, la mise en scène, les couleurs, la BO, les détails du décor et des costumes.
Challengers, c’est un film sur l’amour et les conventions, sur les rapports de classe, sur la réussite et l’échec, sur l’occasion manquée, sur la possibilité ou non d’échapper à sa nature, sur les hasards et les choix qui déterminent ou font basculer votre destin (en cela, le film est aussi une tragédie moderne). Tous ces thèmes sont traités d’une façon subtile qui contraste délicieusement avec la démesure esthétique du film. Tout comme l’amour y est traité d’une façon originale, se refusant jusqu’au bout à faire rentrer ses trois protagonistes dans des cases.
Oui, Challengers est un écran aux allures de publicité ultra-léchée derrière lequel se joue quelque chose de plus complexe, d’ambivalent (aucun des personnages n’est épargné), de sombre parfois – comme des cicatrices viennent marquer des peaux en apparence lisses et des corps plastiquement parfaits.
Chacun a la sienne, et toutes représentent en quelque sorte le destin manqué de chacun : celle sur le genou de Tashi, qui l’a privée de sa carrière ; celle sur l’épaule d’Art, qui, parce qu’elle a bien guéri, cristallise la jalousie de celle dont il n’obtiendra jamais l’amour ; celle dans le creux du bras de Patrick, qui suggère la dimension autodestructrice du personnage.
⚠️ Difficile d’en dire plus sans spoilers : si vous ne l’avez pas vu, ne lisez pas plus avant ma critique.
Si la tension est si forte à l’apogée du film, c’est aussi qu’une menace plane sur le court : les gros plans de la caméra sur les appuis improbables des joueurs en pleine course font redouter la rupture qui, le film l’a déjà montré, peut survenir à tout moment.
Le final, brillant, déjoue toutes les attentes et fait retomber la tension dans un cri de joie (de jouissance ?) pure, pour la plus grande satisfaction du public : lui à qui le film ne semblait pouvoir promettre qu’une fin amère, au mieux, n’aurait pu voir venir ce tour de force qui, malgré tout, ménage une fin heureuse à ces trois personnages subtilement détruits par la vie.
Subtilement détruits car, finalement, chacun s’est enfermé dans une situation (amoureuse et professionnelle) qui ne lui convient pas, mais constitue le seul compromis dont ils ont été collectivement capables – dans un contexte où la relation hétérosexuelle exclusive est le seul modèle possible.
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Anatomie d’un triangle amoureux
Patrick incarne le désir : celui qui se vit dans l’instant présent, sans penser au lendemain ; celui qui brûle lui-même son objet, c’est-à-dire ce qu’il convoite et même, tragiquement, ce qu’il obtient. C’est un provocateur, il n’est à l’aise que dans la posture de l’outsider (“Imagine you could turn Patrick Zweig into a guy who wins a Slam”). Son tempérament est impulsif et (auto)destructeur : il parvient généralement à ses fins, mais ne sait pas comment ne pas tout gâcher ensuite.
Art incarne un amour sérieux, qui grandit en silence dans un esprit introverti. Il est embarrassé par sa propre discrétion, et son complexe d’infériorité (il est celui à qui son meilleur ami a appris à se masturber, il est celui qui perd toujours, il est le deuxième choix) le pousse à vouloir s’affirmer, quitte à fermer les yeux sur les implications de ses actes. C’est un esprit calculateur, qui se conforme aux règles et aux attentes (“Aren’t you everybody’s type ?” dit-il à Tashi : il succombe à son charme parce qu’elle est charmante), qui excelle sans coup d’éclat ni fulgurance (“someone who’s just really, really good”), ne fait jamais d’erreurs mais ne parvient jamais non plus à franchir sa propre barrière de glace.
Entre les deux, au milieu d’eux (trophée ou arbitre ?), Tashi apparaît indifférente et lasse face à la gravité des sentiments d’Art – à laquelle elle s’est elle-même condamnée (c’est le prix à payer pour maintenir l’illusion de sa propre réussite, qu’elle vit par procuration) mais qu’elle ne supporte pas. La preuve : elle fugue dès qu’elle en a l’occasion pour retrouver Patrick, bien qu’elle lui crache au visage… pour se venger de sa propre incapacité à ne pas voir en lui l’amant qui lui convient ?
Tashi ne peut pas revenir vers lui, car elle lui impute la blessure qui l’a privée de sa carrière, et cela le rend impardonnable – alors même que son inconséquence semble mieux convenir à une femme dont le but n’est pas d’être aimée (“What makes you think I want someone to be in love with me ?”). Patrick est d’ailleurs celui qui lui dit les choses les plus honnêtes et les plus belles, notamment qu’il est son égal (“I’m your peer”) – ce qu’elle ne peut pas entendre, car elle s’ambitionne comme étant celle qui domine et contrôle. Art, lui, ne parvient qu’à être en demande vis-à-vis d’elle : d’amour, de réconfort ; il demande presque à être materné : après avoir été un membre de son fan club, il est comme un enfant pour elle.
Patrick étant impardonnable (et trop à sa hauteur ?), Tashi canalise sa colère et sa frustration dans l’opportunité que lui offre le second amant. Celui qui était là au bon endroit au bon moment, a eu la patience de rester près d’elle (en partie pour augmenter ses chances), qu’elle pourra dominer sans aimer (“I love you“ “I know”) mais qui, parce qu’il a toujours été le moins bon, ne pourra que la décevoir, décevoir ses rêves de grandeur. Elle ne parvient pas à vivre ceux-ci jusqu’au bout – comme on ne parvient pas à l’orgasme, et d’ailleurs la sensualité leur est interdite : Art et Tashi ne font pas l’amour. Ils n’ont une sexualité, symboliquement, que procréative ; mais Tashi n’est pas intéressée par le maternage, et délègue cette fonction à sa propre mère quand il s’agit de leur enfant.
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Lovers to enemies… to lovers?
Ces trois personnages insatisfaits, à qui ce qu’ils veulent profondément échappera toujours, ne sont transcendés que dans la scène finale.
Ce n’est qu’à l’apothéose de ce match que Tashi parvient enfin à goûter à ce qu’elle a perdu – pour preuve le cri de victoire qu’elle n’avait pas poussé depuis treize ans. Autrement dit, elle n’y parvient que quand les deux hommes sont réunis au-delà de la victoire. Ou plutôt la victoire est cette réunion même, au centre du court dont la barrière, le filet, est franchie – alors que jusqu’ici, chacun lançait des coups d’œil à Tashi depuis son extrémité du terrain. Désormais, les deux hommes sont réunis devant elle ; elle peut les embrasser tous deux du regard, n’ayant plus besoin de l’aller-retour qui l’obligeait à n’en voir qu’un seul à la fois.
On peut y voir l’idée que Tashi, Art et Patrick ne fonctionnent bien qu’à trois (je pense aussi à ces t-shirts interchangeables dont on ne sait plus à qui ils sont, et que Tashi promène d’une intimité à l’autre comme pour les réunir), ou bien seulement tant que le ménage des deux hommes est intact. La tension entre Patrick et Art est largement suggérée, sans être trop appuyée (on peut aussi, je pense, interpréter leur relation comme une amitié – à moins qu’il n’y ait tout simplement pas besoin de la définir).
Cela revient à dire que d’une certaine façon, dans cette scène finale, soit les trois personnages concrétisent ce qu’ils n’ont pas fait quand ils étaient plus jeunes (le plan à trois interrompu), soit Tashi répare (sans l’avoir prémédité) ce qu’elle a brisé après l’avoir pourtant révélé (quand elle les a conduits à s’embrasser l’un l’autre).
Dans les deux cas ce match, ces fifteen seconds of actual tennis, n’est rien d’autre que des retrouvailles, seul contexte où le contact libérateur peut enfin avoir lieu, et où le flegmatique et inconstant Patrick peut lâcher sa raquette pour avoir un geste d’amour : We understood each other completely. So did everyone watching. It’s like we were in love.
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Le courage de sortir des conventions relationnelles ?
Les retrouvailles vont en quelque sorte de pair avec une inversion, ou une communication du moins, des tempéraments. Si Art représente l’amour romantique, platonique, conventionnel (“Patrick has a girlfriend”, dit-il comme si c’était le signe d’une impossibilité ; “Which one of us?” demande-t-il sans imaginer que Tashi les invite tous les deux), et Patrick l’amour sensuel et subversif, Art est avant tout celui qui est incapable d’oser franchement, l’éternel frileux. “We don’t live together”, dit-il à Tashi tandis que Patrick plaisante en disant à propos d’eux deux “It’s an open relationship”.
Si l’osmose (sportive, amoureuse, sexuelle ?) a finalement lieu, ce n’est que pour une raison : poussé à bout, il sort de ses gonds, dans un geste spontané et libérateur ; il s’enflamme enfin. Cela, c’est à la fois Tashi et Patrick qui l’ont rendu possible : Tashi de manière détournée et non préméditée ; Patrick parce qu’il choisit, après une longue tergiversation, un moment suspendu où il semble peser enfin raisonnablement le pour et le contre, d’être l’éternel provocateur, celui qui joue avec transparence depuis toujours et à qui sa franchise a tout coûté.
Patrick et Art sont des opposés qui se complètent l’un l’autre : ils ne fonctionnent bien et ne gagnent (y compris l’amour, ou du moins l’admiration, de la femme qu’ils convoitent) qu’ensemble, dans le même camp.
On pourrait donc presque voir dans Challengers un film qui interroge le modèle hétéronormatif exclusif, ou du moins critique le manque d’imagination qui peut y conduire (car c’est l’unique option relationnelle perçue a priori) alors qu’il n’est pas forcément pertinent. J’y vois une critique de tout ce qui nous empêche d’envisager les relations de la façon qui nous convient vraiment, et nous pousse à les concevoir comme des oppositions, des rivalités qui séparent ce qui doit être uni. Finalement, est-ce que le but de Challengers ne serait pas de nous libérer de notre propre frilosité ?
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She’s a maneater
Une lecture plus exclusive de la relation entre Patrick et Art me semble également possible, auquel cas Challengers serait l’histoire d’une ambition (celle de Tashi) qui, en instrumentalisant les deux hommes (comme potentiels catalyseurs au service de sa propre carrière), la défait.
Ce serait donc, en même temps, l’histoire de l’adhésion automatique (des hommes, notamment) aux désirs préfabriqués et induits par notre contexte socioculturel (le corps féminin ultra-sexualisé automatiquement désirable – “Aren’t you everybody’s type ?” –, l’idéal viril où c’est à qui aura la plus grosse), qui nous aveuglent et interfèrent avec nos sentiments réels. Patrick et Art sont tellement obnubilés par la figure de Tashi qu’ils ne sont plus capables d’imaginer autre chose pour eux-mêmes que la rivalité, la lutte virile pour le pouvoir et la domination (y compris économique), le rôle étriqué dans lequel la société les enferme et finalement les brise.
Cette interprétation expliquerait pourquoi l’émoi des deux amis, au moment où ils rencontrent Tashi, est mis en scène de façon si appuyée et gentiment tourné en ridicule, et pourquoi la naissance de leurs sentiments paraît soudaine au point qu’on doute de leur authenticité. Passés d’une posture où ils sont ensemble du même côté du terrain à celle où ils s’opposent chacun à une extrémité du court, ils ne trouvent d’issue que dans ce qui, enfin, les réunit au centre.