Le film de l’allemand Dietrich Brüggemann vaut le détour à plus d’un titre. Ours d’argent du scénario à la Berlinale de 2014, le film a cependant une sortie plus que discrète en France, avec seulement 87 salles pour la France entière contre 691 salles pour, au hasard, Gone Girl. 

L’histoire est celle de la jeune Maria Göttler, élevée dans une quasi-secte religieuse, une branche intégriste de l’Eglise catholique, une branche heureusement presque morte parce que non reconnue par le Vatican, qui veut devenir une sainte, ou plus exactement qui veut donner sa vie en sacrifice pour l’amour de son petit frère présumé autiste, et dans l’espoir d’obtenir ainsi sa guérison. 

Maria a 14 ans, 14 comme les stations du classique chemin de croix catholique qui vont constituer le reste de sa vie, et constituer la trame du film au sens littéral du terme. Le premier intérêt du film est là, esthétique, une vraie idée de cinéma : chaque station du chemin de croix sera traduit par le réalisateur en un plan fixe, hormis le plan-séquence de la fin, et deux mouvements de caméra qui vont chacun correspondre à une étape cruciale de la vie de Maria. Le choix d’un tel dispositif narratif est une gageure, car à l’aridité du propos il ajoute l’immobilité de l’image en prenant potentiellement le risque de rebuter plus d’un spectateur. 

Le chemin de croix catholique s’inscrit dans le laps de temps compris entre le moment où Jésus est condamné à mort et celui où il est enseveli. Chaque station de ce chemin de croix représente un pan de la douloureuse vie de Maria, incarnée avec beaucoup de justesse par la jeune Lea van Acken, fragmentée donc par le réalisateur en plans fixes séparés les uns des autres par un intertitre qui reprend l’intitulé officiel de la station. A la première station (« Jésus est condamné à mort »), Maria et cinq autres aspirants à la confirmation reçoivent les instructions du prêtre, un véritable général de guerre qui les incite au combat, un combat qui pourrait être en effet mortel, sans nuance et sans merci contre « l’ennemi » insidieux et omniprésent. La scène est splendide, austère et lumineuse à la fois, et Maria irradie d’un éclat presque lunaire, mais maladif, déjà. Les tableaux se succèdent ainsi, plus effrayants les uns que les autres, mais effroyablement beaux aussi, dans un cadre fixe au delà duquel il n’est possible ni à Maria ni au spectateur de s’aventurer. Un cadre fixe qui limite le champ des possibles au strict minimum, un cadre étouffant que très peu d’éléments viendront aérer : les jeux et rires d’un petit frère de 6/7 ans, encore inconscient de la singularité de sa famille, une fille au pair qui tente de faire le contrepoint dans cette assemblée triste. 

Maria est en réalité une jeune adolescente comme les autres, dont l’évocation d’une glace mangée en commun ou un film vu en commun avec un camarade de classe apporte un peu de rose sur ses joues diaphanes, et une lueur dans ses yeux inquiets, mais que l’endoctrinement aussi bien maternel que paroissial a vite fait de classer dans les péchés mortels, l’amenant à culpabiliser à propos de tout, y compris de la condition de son plus jeune frère, autiste. Elle se persuade, et tente de persuader son entourage, que donner sa vie permettrait à Johannes son petit frère de parler enfin, cependant qu’à confesse, elle avoue avoir l’intuition (« l’orgueil » en langage de confesse) de mieux s’occuper de lui que leur propre mère, et qu’intérieurement peut-être pense-t-elle que la folie castratrice de sa mère habitée n’est pas pour rien dans le retard de développement de son petit frère…
 
Devenir une sainte devient alors une obsession. Quitter un monde où elle « se sent si seule » pour retrouver son Dieu au plus vite. La richesse du scénario est telle que ce désir peut être interprétée de plusieurs manières : sacrifice, envie d’en finir et s’évader du carcan que cette religion extrême lui impose, ou encore réelle ferveur religieuse, une ferveur pas si éloignée des « fous de Dieu » et autres bombes humaines qui attendent la belle récompense promise au paradis… 

Afin de coller le plus possible au projet initial, le film souffre parfois de quelques invraisemblances. Dietrich Brüggemann et sa sœur Anna, ayant dans la vraie vie côtoyé ce milieu à l’occasion d’une crise mystique aussi foudroyante que brève de leur père,  ont voulu en effet que le scénario soit le plus fidèle possible au découpage du chemin de croix, et cette volonté nécessite quelquefois un passage au forceps. Mais l’histoire elle-même, celle de cette fraternité fictive proche de la Fraternité Saint-Pie X de Mgr Lefebvre et consorts, celle de cette mère aveuglée qui en oublie d’être mère, de ce père fantomatique à force de silence, de ces prêtres à la voix douce mais tranchante, toute cette histoire est tellement déconnectée de la réalité qu’un événement comme un miracle finit par y trouver une place naturelle.

Chemin de croix est un film loin de tout sentimentalisme, qui s’inscrit dans la lignée des films cliniques et froids des voisins autrichiens Haneke et Seidl de son réalisateur. Brüggemann ne veut pas juger, ne propose pas un pamphlet anti-religieux, mais présente néanmoins  d’une manière qu’il souhaite factuelle mais aussi assez drôle les ravages d’un extrémisme qui pourrait s’appliquer à toutes les religions, voire à tous les sujets sociétaux.  Un film à qui il conviendrait de donner la place que le cinéma français d’aujourd’hui ne lui permet pas d’occuper…
Bea_Dls
9
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le 4 nov. 2014

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Bea Dls

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