A une époque où hurler à la dictature sur les réseaux sociaux est devenu aussi fréquent qu’une ponctuation, il est hautement salutaire de se plonger dans un film comme Chers Camarades ! qui nous rappelle ce qu’est (ou était) la réalité quotidienne d’un système politique de ce genre. Complément parfait de La loi de Téhéran qui nous rappelait qu’un autoritarisme, quel qu’il soit, n’éradique aucunement la délinquance d’un pays, le dernier film de Konchalovsky (qui réalise une décidément superbe fin de carrière) détaille avec un talent rare les bases indispensables sur lesquelles repose un pouvoir absolu.
 
Peut-être parce de nombreux films nous avaient habitué à l’idée d’un gouvernement autoritaire sanglant et intouchable, notamment en Amérique du sud (les films célèbres de Gavras, de Stone…) ou avaient imposé une vision déformée de cette même union soviétique, le film d’abord étonne par une liberté de ton et de comportements. On est presque étonnés de ne pas découvrir un agent du KGB derrière chaque lit, un militaire surveillant chaque queue en magasin.
Au contraire, on découvre des maris volages, des femmes libres et fortes, et une population qui s’inquiète ouvertement et sans dissimulation d’une possible hausse des prix des produits de première nécessité. Le tout dans une atmosphère printanière d’une ville de province loin des centres névralgiques de la politique internationale, qui incite aux plaisirs de la chair plus qu’à celles des arcanes du pouvoir.
(C’est d’ailleurs aussi parce que les évènements réels relatés ici concernent Novotcherkassk, une ville de l’oblast de Rostov, en Russie, ancienne capitale des Cosaques du Don, que la chose ait mis tant de temps à être connue.)
 
C’est naturellement quand cette belle mécanique de surface se grippe que les masques tombent. Et ce qui est le plus intéressant ici, c’est que le sont les masques derrière lesquels on s’est soi-même dissimulé qui sont le douloureux à enlever.


On comprend en effet assez rapidement qu’une dictature aussi longue et sanglante que celle-ci ne fonctionne aussi bien et aussi longtemps que si chacun –ou presque-, quel que soit son niveau dans la hiérarchie sociale, se persuade qu’il est un rouage nécessaire à l’ensemble, système qui, lui-même, est bien entendu meilleur que tous les autres.


Et pour que l’illusion soit parfaite, il faut se parer des atours d’une certaine forme de légalité (qui est la base d’une démocratie qui fonctionne normalement, aussi bien que d’une dictature qui asservie totalement, selon qu’elle soit inique ou civique) : on fait signer des clauses de confidentialité, on présente des mandats, on déclame au balcon des mesures qui se veulent tempérantes.


Et quand le pire est arrivé, on camoufle et on dissimule. Quand la place s’est couverte du sang d’innocents qui n’avaient eu le tort que de protester dans le respect de leurs droits (comme le rappelle un général russe désabusé), on ne laisse pas les preuves de la répression en évidence pour dissuader de recommencer. Au contraire, quand l’eau ne suffit pas à laver les erreurs, on n’hésite pas à reposer un nouvel asphalte. Pas tant pour dissimuler la faute que pour permettre à la majorité de continuer, à force de détournement de regards et d’auto-persuasion, à avoir foi dans le système.
Après tout, le bal ne sera que plus joli sur un goudron tout neuf.
 
C’est donc grâce à des comportements humains parfaitement canalisés que le système se maintient. Mais c’est aussi à cause d’eux, quand ils se dérèglent, que tout peut s’effondrer.


Des émotions inattendues peuvent cueillir les plus fervents défenseurs du système au moment où ils s’y attendent le moins, et prendre à revers toutes leurs certitudes. Cette membre du comité municipal partisante d’une répression la plus dure va dérailler à la suite de la disparition de sa fille (formidable Yuliya Vysotskaya), quand ce commissaire du KGB va fouler au pied tous ses principes et potentiellement ruiner sa carrière et sa vie lorsqu’un sentiment amoureux le saisit.
Oh, bien sûr, le pas de côté est furtif, la révolte aussi vite matée dans les esprits que dans la rue. A la moindre lueur de réconfort ou de retour à la normale, on se promet de relancer la machine, "en apprenant de nos erreurs".
Pour rendre le système encore plus implacable et parfait, verrouillé par les meilleurs gardiens  imaginables : ceux-là même qui en sont les victimes.


Peu de films avaient été aussi fins et lucides sur un système politique totalitaire, et cette juste distance ne pouvait venir que de l’intérieur, par quelqu’un qui l’avait vécu. Ce qui est bien entendu le cas de Konchalovsky, qui commencé à travailler avec Tarkovski d'ailleurs peu de temps avant que ne surviennent ces évènements. Lucidité interdite aux pays occidentaux qui, dès les années 50, pensant être désormais immunisés face à telle forme d’absolutisme, n'ont jamais dépeint ce système qu’avec une distance confinant à la caricature.

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le 10 janv. 2022

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guyness

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