City of Darkness
6.9
City of Darkness

Film de Soi Cheang (2024)

Pour résumer en quelques mots mon ressenti devant "City of Darkness" : non mais QUEL PIED !!! Et je l’attendais de pied ferme, ce nouveau film de Soi Cheang, après la belle découverte de son "Limbo" l’an dernier.


Ce "City of Darkness" est un film absolument jouissif, bourré de scènes de baston surdopées à l’adrénaline. Un film au rythme effréné et à la tension à couper au couteau, un film qui repousse les codes du film d’action et les limites de la violence. Certains pourraient lui reprocher un côté "over the top" et un jeu d’acteur parfois proche du cabotinage… je répondrai que c’est justement ce qui rend le film ultra fun, aussi généreux et divertissant, dans la plus pure tradition du film de baston asiatique. Impossible de s’ennuyer une seule seconde devant un tel déferlement d’action et d’idées.


Toutes ces idées de mises en scène astucieuses, le réalisateur les met au service d’une histoire passionnante sur fond de critique sociale. Il met en lumière les pressions exercées sur la population par une mafia omniprésente qui souhaite imposer son contrôle dans tous les secteurs, dans le Hong Kong des années 1980 où les guerres des gangs font rage, où les clandestins se font traquer sans relâche, et où les citoyens sont livrés à eux-mêmes dans la Citadelle de Kowloon. On y suit toute une bande de personnages variés, certains même hauts en couleurs et attachants, chacun unique dans sa caractérisation, tous brillamment interprétés par des acteurs talentueux (Raymond Lam pour le héros Chan Lok-kwun, Terrance Lau pour Shin, German Cheung pour VHS, Tony Wu pour Douzième Maître, Louis Koo pour Cyclone, Sammo Hung pour Mr Big, Philip Ng pour King…). On prend plaisir à les observer évoluer dans les méandres des rues sombres, à voir Chan Lok-kwun s’intégrer dans la Citadelle, un lieu dans lequel chacun peut être libre de trouver sa place, d’explorer sa véritable identité, de choisir son chemin et son but dans la vie.

La question de l’héritage prend aussi une place centrale, avec les relations paternelles/filiales et mentor-disciple qui lient les différents personnages (Chan Lok-kwun avec son père Jim le roi des tueurs – qu’il n’a pas connu mais dont les crimes lui sont reprochés – et avec Cyclone qui fait office pour lui de mentor et presque de père de substitution, Shin avec Cyclone, Le Douzième Maître avec l’Oncle Tigre, ou en quelque sorte King avec Mr Big, contre lequel il finit par se rebeller…), entre ancienne et jeune générations. On se prend particulièrement d’affection pour le héros et ses compagnons, ces "jeunots" outsiders que l’on voit évoluer et gagner en maturité, témoignant du respect pour leurs prédécesseurs tout en souhaitant dépasser leurs enseignements. Ils symbolisent d’un côté la reprise de flambeau et la protection d’un lieu et d’un mode de vie anciens, et de l’autre le traçage de leur propre route et la construction d’un monde nouveau et meilleur. Cette idée est aussi représentée par la démolition programmée de la Citadelle, qui symbolise l’équilibre précaire entre préservation du passé et chute de ce dernier (incarné à la fois par le bâtiment lui-même et par les personnages-ancêtres du film) pour laisser place à l’avenir et permettre aux nouvelles générations de s’exprimer et d’affirmer leurs propres idéaux.

Ces thèmes de la quête d’identité et de l’engagement pour un objectif de vie, ainsi que ceux de l’héritage du passé (et des conséquences de celui-ci, y compris celles des actions et erreurs commises par les ancêtres) et de la volonté de prendre en main son présent et son futur pour mieux changer l’avenir, sont mis en avant à travers tous les personnages. Chan Lok-kwun, réfugié anonyme au début du film, souhaite un nouveau départ et parvient à se forger une nouvelle identité dans laquelle il peut enfin s’épanouir, mais est soudainement rattrapé par un passé et un héritage dont il ignorait tout. Après avoir fui ce passé, il finit par revenir pour mieux l’affronter en l’acceptant, tout en imposant son droit à ne pas y être cantonné. Cyclone représente quant à lui la volonté de laisser son passé derrière soi pour revenir à une vie plus simple et qui nous correspond mieux, et aussi la conviction que c’est la réalité et les actions présentes qui importent le plus – mais il n’hésite pas à accepter son passé et les responsabilités qui en découlent pour assurer la protection des habitants de la Citadelle quand ça devient nécessaire. A l’inverse, Mr Big et Dik Chau, eux aussi des symboles du passé, apparaissent comme prisonniers de ce dernier : Mr Big s’embourbe dans ses rêves cupides de grandeur et de richesse, et Dik Chau est quant à lui emprisonné par le traumatisme du meurtre de sa famille et par sa soif aveugle de vengeance, incapable de prendre de la distance avec ce passé et de s’en libérer. Shin, le Douzième Maître et VHS ne sont pas en reste, hors-la-loi témoignant d’abord admiration et respect sans bornes pour les figures du passé de leurs mentors et souhaitant s’inscrire dans leur directe lignée. Ils sont donc totalement dévastés par la disparition de ces figures, perdant soudainement tous leurs repères, avant de décider à prendre leur destin en main en s’affirmant dans leur propre identité de justiciers protecteurs.

En plus de tout ça, la forme ne démérite pas par rapport au fond – en témoigne la magnifique photographie du film. Soi Cheang peint ici une fresque historique impressionnante et démesurée dans des décors mêlant à la fois le réalisme cru d’une ville caractérisée par la saleté, la pauvreté et la violence, mais aussi la fantaisie d’un autre monde étrangement beau. En cela, "City of Darkness" tient à la fois du drame réaliste et du conte, pour un résultat d’autant plus riche.

En réalité, la forme se mêle au fond, comme le montre le tableau de la Citadelle dressé par le réalisateur. On la contemple alors qu’elle prend vie grâce à ses habitants qui lui donnent une âme à leur image : les quartiers, malgré leur apparence sale et inquiétante au premier abord, deviennent peu à peu plus lumineux, colorés et grouillants de vie, d’activité, de musique. C’est grâce à l’influence des citoyens (qui entretiennent des valeurs positives telles que l’entraide, le mérite par le travail et l’acceptation des étrangers) et de Cyclone (en tant que figure bienveillante assurant protection à ceux qui viennent trouver refuge dans la Citadelle). A l’inverse, elle retrouve un aspect plus obscur et sinistre en étant dénaturée par l’arrivée de Mr Big et de la bande du roi King, qui imposent leur cupidité et leur domination violente et inhumaine sur les habitants et leur lieu de vie… jusqu’à ce que ces derniers reprennent le pouvoir par l’entraide et la résistance.

EctoplasMan
9
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le 22 sept. 2024

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