Dès le premier plan de ce film — avec le mouvement de ses images en noir et blanc ainsi que ses premiers sons —, mon attention s’éveilla simultanément à la sensation intime d’exister dans un flux d’apprentissage. Nankin. Des soldats japonais qui pénètrent dans la ville. Des soldats chinois qui se cachent, effrayés parmi les ruines. Un montage en parallèle d’images tournées en scope d’une rare élégance dans le cadrage, les mouvements d’appareils, la présence des acteurs. Immédiatement je ne suis pas encouragé à produire un mécanisme d’identification, mais à entrer dans une contemplation activement libératrice de ce qu’est la guerre en moi comme en chacun (e), tout en n’y étant pas, mais en reconnaissant à travers ce film ma propre potentialité de guerre intérieure/extérieure, telle que la vie me le révèle quotidiennement. Ainsi suis-je instantanément invité à vivre la métaphore extrême de mon expérience.
Il faut dire ici quelques phrases à propos de la différence entre l’identification et l’attention. Le mécanisme d’identification est le fonctionnement automatique, donc mécanique, de l’activité mentale dans son processus de fabrication d’images et de mots pour capturer l’énergie de nos vies. Nous le vivons 99% du temps. C’est en cela que la culture en général, et le cinéma en particulier, désirent solliciter et renforcer le fait d’être absent à soi en étant collé à un dispositif d’images et/ou de mots fabriqués à cette fin. Beaucoup plus rarement, certaines œuvres parmi toutes les disciplines artistiques sont créées dans un tout autre dessein : celui précisément de favoriser le dé-collage, la dés-identification à ce mécanisme d’absence à soi qui génère les «opinions» et les «points de vue personnels», eux-mêmes toujours implicitement fondés sur la fascination et le fanatisme subconscient d’un quant-à-soi belliqueux. De ce dé-collage surgit alors l’attention qui voit le mécanisme même de l’identification, ce sommeil, cet oubli d’un regard attentif à sa propre existence.
Pénétrer ainsi dans Nankin en noir et blanc — parmi ces soldats japonais pétrifiés de peur face à l’invisibilité de leurs ennemis chinois aux côtés desquels nous nous retrouvons terrés quelques secondes plus tard, prêts à nous défendre, et donc à tuer — c’est, par la magie de ce montage en parallèle, éprouver toute la peur d’un seul coup des deux côtés de la guerre.
Cette puissance magique est rendue possible par la durée accordée à chaque plan, qui me laisse l’espace-temps de me goûter dans ce qui se lève en moi de sensations, d’impressions, de sentiments et d’émotions, de mots et d’images de mon propre film mental, qui se projette simultanément au film de Lu Chuan sur l’écran noir dans mon cerveau. Je ne regarde alors pas un énième film de guerre produits comme tant d’autres par «l’industrie du rêve» pour nous distraire — tout comme d’ailleurs l’ensemble de nos médias contemporains nous distraient de l’horreur que nous portons par un matraquage délibéré, par une savante submersion d’images et de mots de cette même horreur mais non vue et non éprouvée en conscience —, non : en tant que spectateur je suis ici l’invité d’honneur pour voir enfin ce qui fait l’horreur de la guerre une bonne fois pour toutes. Défi à la hauteur d’une réelle œuvre d’art !
J’avais déjà éprouvé cela avec La ligne rouge de Terence Malik, à ma connaissance le premier film de guerre qui médite au plus profond de la nature et de l’humaine nature ce désir de violence qui nous pousse, tel le vent, depuis toujours, à tuer. City of life and death m’aura convoqué là, aussi, par delà les «bons» et les «méchants», dans le creuset de la réversibilité permanente du bourreau et de la victime.
Qu’est-ce qui fait la différence de qualité entre d’un côté La ligne rouge de Malik ou encore City of life and death de Lu Chuan, et de l’autre un célèbre blockbuster comme Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg ? Il s’agit là de creuser une différence qualitative déterminée dès l’origine par l’intention et l’attention qui président à la fabrication d’un objet filmique. Déjà : qui sont celles et ceux qui conçoivent un film, et quelles sont les conditions dont ils disposent pour le réaliser ? Dès le départ, une société de production, avec son réalisateur ou sa réalisatrice, (par exemple Kathryn Bigelow et son dernier film sur la traque et la mise à mort de Ben Laden : Zero Dark Thirty), sont-ils réellement conscients du pouvoir des images et des sons sur les psyché des masses ?
Conscients ? J’en doute, au sens où ce que j’entends par le mot conscience n’a rien à voir avec la pensée. Mais qu’ils le sachent, c’est certain ! Car nous savons et «l’industrie du rêve» sait parfaitement et depuis fort longtemps comment capturer les cerveaux et les corps pour les diriger vers tel ou tel dessein, sans que personne, quasiment, ne s’insurge concrètement contre cet énorme pouvoir de manipulation...

Ce mécanisme d’identification du spectateur au flux d’images et de sons d’un film repose précisément sur la rapidité de son montage, c’est-à-dire sur l’intention systématique de priver l’individu de l’écoulement de la sensation de soi dans sa durée non séquençable ! Ainsi maîtrise-t-on parfaitement l’ensemble des techniques de montage destinées à imposer un schéma narratif avec ses héros stéréotypés, ses personnages secondaires, etc, et toujours la même logique implacable d’enchaînement des phrases narratives. Il suffit de regarder l’ensemble des films à succès internationaux pour se mettre à jour avec la théorie ici esquissée. En résumé : «le temps c’est de l’argent», donc tout doit aller vite pour que les clichés s’imposent encore et encore afin que le spectateur ne médite jamais le sens de sa vie, et soit en permanence noyé dans un flux de manipulation ininterrompu d’images et de sons censés aller toujours de soi.
Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg, ou plus dernièrement Zero Dark Thirty de Bigelow, par exemple, ces deux films ne me laissent aucun moment pour voir, entendre et sentir… Tout s’impose en eux comme allant de soi dans l’horreur et la désignation en automatique des «bons» et des «méchants». Zero Dark Thirty représente même à mon sens le summum du degré zéro de l’écriture cinématographique ! Tout y est fait pour nous faire gober ni plus ni moins la version des faits que les télévisions et les journaux nous avait déjà imposée pour nous faire gober l’écran de fumée de la propagande organisée des puissants, avec son sempiternel mot d’ordre policier : «circulez ! circulez ! Il n’y a rien à voir ni à entendre de nos techniques de manipulation pour obtenir et faire de vous ce que nous désirons !»
Après La Ligne rouge, nous sommes avec City of life and death dans une toute autre dimension de ce qu’est un plan filmique : nous sommes face à des images et des sons qui nous installent dans notre regard et notre sensation. Favoriser ainsi la disponibilité de l’attention, la durée, la respiration du plan : voilà ce que peut aussi une œuvre de cinématographe ! Rapidité et lenteur sont deux des modalités majeures qui façonnent un film et conditionnent ensuite notre réceptivité. Bruit et silence sont aussi deux des modalités déterminantes de la bande sonore. L’alchimie, je veux dire la synthèse au montage de toutes les modalités de construction d’un film conditionnent l’ensemble qualitatif du faire et de la réceptivité future des spectateurs.
Le film de Lu Chuan se présente par exemple d’emblée dans la somptueuse sobriété du noir et blanc. Le noir et blanc, ou les couleurs, voilà encore une paire d’éléments de base pour élaborer la magie d’un film. Mais quelle magie faisons-nous ? A quelle fin ?
Le noir et blanc en format scope (!) me convoque à la vastitude archétypale de la guerre, de toutes les guerres ! Nankin, en 1937, que sais-je de ce continent et de tout cette période si ce n’est quelques images et sons, ou leur absence ? Mais que se passe-t-il dans une guerre ? Plus fort qu’un documentaire qui prend parti et ne permet pas de voir toute l’horreur de la situation, cette fiction de Lu Chuan se pose dans la durée non partisane d’un Regard d’ensemble, et ce faisant, je vois et sens que tous les êtres visibles dans ces plans souffrent, qu’ils soient chinois ou japonais. Dès les premières secondes, la mise en scène destinée à mon regard m’y invite. Le flux des images et des sons de l’action montrant des corps en train de se battre et de se tuer m’est offert avec impartialité. Il y a là une attention pour le genre humain qui tue avec une frénésie irrépressible. Les plans exposent les corps et les objets du décor dans un espace de vastitude et d’ampleur que seule la pulsion destructive des deux camps annihile sans distance. La vision-caméra sonde telle figure chinoise pour nous donner à sentir directement cette peur qui nous fait faire tout et son contraire au nom de notre survie mais, au bout du bout de tous nos calculs : pour mourir.
Pénétrer ainsi dans l’intimé des combattants japonais comme dans celle des assiégés chinois, c’est là toute la puissance de ce film qui ne peut que nous faire sentir et méditer, c’est-à-dire réaliser en direct la réversibilité du bourreau en victime, cela même qui, comme je le disais plus haut, est systématiquement nié par la propagande politico-médiatique férocement attachée à toujours diaboliser «l’autre».
Quand une œuvre se déprend ainsi de ce manichéisme de l’identification, elle nous permet alors l’attention de la vision capable de considérer l’ensemble du mécanisme qui conduit au meurtre, autrement dit elle favorise l’accès à la vision du germe universel de toute cette horreur humaine qu’est notre propre guerre intime et inavouable de tous les jours. Ni plus ni moins.
Ainsi en va-t-il ici de l’enjeu de la lenteur d’un plan-séquence, et plus généralement de la maîtrise de la vitesse rythmique des plans destinés à susciter en nous un ajustement de l’attention au flux de notre propre film mental, pour favoriser ou non par là cette qualité de vision qui éprouve le sens, et le sens insensé d’une existence : la mienne.
Éprouver cela en tant que spectateur est en fait extrêmement rare. Seule une science magique opérative de la construction d’un plan destinée à la dés-identification de toute justification de son film de violence mentale peut favoriser cette attention qui est considération de l’ensemble, où «l’autre», quel qu’il soit, ne sera jamais d’avance ni «bon» ni «méchant», mais l’ignorance d’une souffrance qui prend un corps et se cache, LE cache.

Aurelien-Real
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le 2 mai 2017

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