Ils ne sont pas si nombreux les films qui nous font visiter les rues d'un Paris désormais oublié. Et en bonne compagnie puisque c'est avec une jolie blonde sans qui le film aurait beaucoup moins d'intérêt il faut bien l'avouer, et qui s'appelle Cléopâtre, Cléo pour les intimes, ou Cléo 25A7 pour les réseaux sociaux.
Le film se déroule en 13 chapitres, et le chiffre n'est pas un hasard. Ce qui hante la jeune fille est la peur d'apprendre un mauvais résultat pour ses examens médicaux. Et comme elle se laisse dominer par son inquiétude les chapitres égrainent le temps fatidique alors que des signes tout autour d'elle ne lui renvoient que des mauvais présages. Le film est donc pour partie un petit catalogue de superstitions plutôt macabres. Cléo (Corinne Marchand) va d'abord voir une voyante qui lui tire la carte de tarot représentant la mort, passe devant un magasin où il est écrit Joli Deuil, achète un chapeau mais sa gouvernante ( Dominique Davray, Madame Mado des Tontons flingueurs) lui déconseille de porter du neuf un mardi, prend un taxi qui a un mauvais numéro, passe devant un enterrement ou voit un miroir brisé. Même les petits métiers des saltimbanques qu'elle croise, métiers heureusement disparus de nos jours, comme l'avaleur de grenouilles vivantes ou le type qui se perce le biceps avec une grosse aiguille la renvoient à la douleur et à sa maladie.
Le film réserve donc pas mal de surprises, entre superstition et personnages insolites comme un cabinet de curiosités du début des années 60. Dans un registre plus joyeux, on retrouve avec intérêt le compositeur Michel Legrand en train de composer une musique mélodique _ Corinne Marchand chante dans le film_, et l'actrice Dorothée Blanck en train de poser nue pour des sculpteurs. Je préfère ne rien dire de l'insertion aussi insolite que forcée d'un film burlesque muet en NB qui n'apporte rien si ce n'est la confirmation que Godard est nul comme acteur.
Cléopâtre, d'abord fiancée à un danseur espagnol (José Luis de Vilallonga) se retrouve seule dans Paris et c'est avec pertinence qu'Agnès Varda lui fait rencontrer Marc-Antoine (Antoine Bourseiller) au Parc Montsouris au moment où elle a enfin réussi à se défaire de ses superstitions et de l'angoisse de la tyrannie du temps qui passe.
Une grande partie du film est d'ailleurs muette à l'occasion des voyages à pied, en taxi ou à bord d'un bus à plate-forme et ce que certains pourraient ressentir comme une baisse de régime est au contraire pour moi l'un des principaux intérêts du film, à savoir une immersion nostalgique dans un Paris remarquablement filmé qui permet de regretter une ville disparue pour l'essentiel, que j'étais trop jeune pour connaître, avec ses voitures anciennes et ses boutiques aux noms bizarres fermées depuis longtemps, de la rue de Rivoli aux Jardins de la Pitié-Salpêtrière, là où se termine le film sur une note d'optimisme malgré les circonstances. Par ses images et son scénario, ce film est l'un des meilleurs d'Agnès Varda qui prouve qu'avec une bonne histoire comme dans Sans Toit ni Loi elle était l'une des meilleures réalisatrices du cinéma français.