Et si Climax était un film politique ? Et si, derrière les numéros de danse ensorcelants, la caméra virtuose de Gaspar Noé, les éclairages magnifiques de Benoît Debie et cette transe qui n’en finit pas de se transformer en cauchemar, pointait la vision d’une France avide d’un "vivre-ensemble" trop beau pour être vrai (qui se révélera aussi vain qu’il était fallacieux) que viendra entériner la victoire des Bleus en 1998 ? Le film se déroule en 1996, deux ans plus tôt, année où François Mitterrand passe l’arme à gauche, où La haine obtient le César du meilleur film et où le terme "sans-papiers" devient plus familier auprès du grand public suite aux expulsions médiatiques des églises Saint-Ambroise et Saint-Bernard ("Il y a des événements qui sont symptomatiques d’une époque", annonce le dossier de presse).
Et Climax d’en exhiber le côté sombre (le dernier quart d’heure, infernal, littéralement inversé), d’en avouer l’impuissance et l’opportunité illusoire. Climax, film politique ? Noé s’en défend bien sûr, l’air goguenard. Il élude, préfère parler technique et références (en évidence lors de la scène d’introduction), de ses danseuses et danseurs dont il est ravi, quasi in love, et de l’idée d’une danse de mort témoignant d’un chaos inévitable, de la nature profondément violente de l’homme. Pourtant tout semble garantir cette volonté-là, cette volonté politique, de ce drapeau français pailleté régnant crânement sur le décor principal à ce carton qui, d’emblée, annonce "Un film français et fier de l’être" en passant par ce mélange trop parfait des genres et des couleurs (il y a des blacks, des blancs et des beurs, des filles et des garçons, un gay et un trans).
Climax semble suivre le pas de Seul contre tous (l’autre film "politique" de Noé sur cette France des comptoirs de café, veule et à sec), les ruminations haineuses du boucher trouvant une sorte d’écho dans les paroles et les actes des protagonistes de Climax quand ceux-ci, sous les effets d’un puissant hallucinogène versé dans une sangria, se "lâchent" et montrent leur vrai visage. Plus rien ne fonctionne. On menace, on empêche, on injure, on hurle, on tabasse, on grave une svastika sur le front d’un autre ; le chaos, certes, mais surtout le naturel qui revient au galop. C’est dans son agencement, et s’il incarne aussi les peurs et la violence intime de chacun, que se dévoilent plus globalement les limites d’un multiculturalisme rêvé et d’une envie, d’une pensée de ne faire qu’un, de faire corps, d’être en harmonie (la longue danse au début du film).
Le "On est chez nous" de DJ Daddy annonce l’explosion du FN six ans plus tard et pour les années à venir, tandis qu’un enfant hurle et crame dans un local électrique, préfigurant la mort de Zyed et Bouna en 2005 (qui entraînera des émeutes sans précédent dans les banlieues françaises), et qu’un frère soudain désapprouve et opprime sa sœur comme un avant-goût d’un islamisme plus radical que jamais. Alors Climax, film politique ? Tout est fait pour ne pas l’admettre, ne pas s’y attendre : la musique groovy, les chorégraphies lascives, les discussions de cul débiles, le scénario en forme de vrai-faux survival, la tension qui monte, les cris qui n’en finissent plus et la mise en scène de Noé qui, comme d’habitude, se joue du temps, des espaces et des possibles.
Le film est un magma sensoriel qui nous saisi et nous renverse (le dernier quart d’heure donc) et, pour peu que l’on goûte à la fièvre et aux extrêmes du cinéma de Noé, on est ici en terrain conquis, en osmose, tout autant fasciné par ses fulgurances qu’agacé par ses défauts (toujours ce côté un rien neuneu et maladroit dans les dialogues, dans la façon d’exprimer le propos). Et sous le magma, les failles, les béances, un enfer rougeoyant qui s’ouvre et dans lequel Noé y pulvérise la belle parole, y précipite la moindre chance d’un idéal, de le constituer et d’y croire. Un intertitre résumera d’ailleurs la chose ("Vivre est une impossibilité collective") en se substituant à ce "vivre-ensemble" qui ne résonne plus que dans le vide, et pour personne.
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