/SPOILERS/


Cloud Atlas est le nom que donne un des personnages du film, un compositeur de musique classique, à l’œuvre de sa vie, et c’est aussi le titre qu’ont donné les sœurs Wachowski et Tom Tykwer à leur film, véritable symphonie dont les mouvements se répondent parfaitement. En effet, Cloud Atlas est un film choral où des intrigues se superposent à différentes époques, et leur lien aurait pu être artificiel (et le film en serait ressorti moins bon), mais il évite selon moi cet écueil, et propose bien cinq mouvements (plus un que je mettrai à part) jouant harmonieusement autour de motifs qui les unissent.

Le prétexte scénaristique pour relier les aventures des six protagonistes malgré les époques qui les séparent est une même tache de naissance en forme d’étoile filante, mais en réalité leurs histoires ont bien plus en commun. Certes, elles se passent indirectement le témoin : le compositeur se passionne pour le journal de bord écrit par le fils du marchand ; la journaliste rencontre l’ancien amant, devenu vieux, du compositeur ; une tribu d'une ère future vénère une divinité inspirée par l’héroïne de l’époque précédente… Pourtant là encore, leur vrai lien est ailleurs. À mon avis, il se trouve plutôt dans l’atmosphère des récits et dans leurs enjeux. À noter qu’à partir de maintenant je ne considère que cinq des récits, car celui du vieil éditeur me semble avoir surtout une fonction humoristique, par son ton léger et rocambolesque qui tranche avec la solennité des autres (un clin d’œil lui est néanmoins fait quand les mésaventures du vieil éditeur sont adaptées en une comédie qui sera regardée par les personnages d’une époque future, mais là aussi il s’agit d’une sorte de gag).


En effet, c’est pour moi cette solennité, cette gravité qui est au cœur du film et unit ses parties, et c’est la raison pour laquelle j’ai été entièrement convaincu par sa démarche. Chaque récit dépeint ainsi un personnage aux prises avec des enjeux qui relèvent du grandiose, du profond : au temps du commerce triangulaire, le fils d’un grand marchand d’esclaves affronte avec stupeur les cruautés racistes de son époque esclavagiste ; au début du XXe siècle, un jeune compositeur brillant voit son amour, sa carrière et sa vie brisées à cause de son homosexualité ; dans les années 1970, une journaliste noire affronte les méthodes mafieuses des grands groupes industriels capitalistes dans une époque sexiste ; dans un monde futuriste où des femmes sont fabriquées pour être esclaves, l’une d’entre elles se joint à la rébellion ; après un évènement apocalyptique (« la Chute »), un homme issu d’une tribu autarcique presque retournée à la préhistoire rencontre une femme appartenant aux derniers humains pré-apocalypse, qui cherche à fuir l’inhabitabilité de son monde due à une sorte de crise écologique… Qu’il s’agisse du racisme, de l’homophobie, de la corruption, du sexisme, de l’exploitation, des inégalités ou d’un désastre écologique ; tous les personnages affrontent plus ou moins directement, plus ou moins symboliquement, les plus grandes oppressions et menaces qui pèsent sur les hommes. D’une certaine manière, ils sont tous l’incarnation d’une révolution contre une tare de leur époque, pour qu’émerge un monde meilleur.

Au cinéma, les enjeux politiques ou philosophiques peuvent parfois servir de caution prestige à un film pour lui donner artificiellement une impression de grandeur, et c’est alors souvent le décalage entre le sujet traité et la manière de le représenter qui révèle cette supercherie. Ici, tous les aspects du film contribuent à cette atmosphère solennelle, qui n’est donc pas plaquée sur des histoires prises au hasard. De fait, chaque trajectoire de vie renferme la même gravité que la révolution dans laquelle elle s’inscrit : le fils du marchand lutte pour sa vie contre un faux ami qui l’empoisonne lentement, dans un décor marin de voiles et de tempêtes ; le compositeur se bat contre l’homophobie de son père et de la société tout en s’anéantissant pour écrire son œuvre absolue ; la journaliste réchappe de peu à la mort dans une investigation extrêmement sensible contre l’industrie du pétrole ; l’esclave du futur rebelle devient le porte-voix de tous les opprimés de cette société ultra-inégalitaire ; l’homme de la tribu affronte moult dangers pour sauver sa fille et finit dans une autre galaxie où il trouve refuge, à contempler la grandeur de l’univers… Cette dramaturgie est également renforcée par un autre de leurs points communs : leur posture révoltée leur impose à tous un sacrifice important. Ainsi, le fils du marchand doit renoncer à sa famille, le compositeur mourra pour son chef d’œuvre, la journaliste apprend l’assassinat du scientifique qui l’avait aidée, l’esclave assiste à la mort de son bien-aimé et l’homme de la tribu perd son foyer et ses racines qu’il vénérait presque. Les aventures des personnages sont donc bien à la mesure des enjeux dont elles sont la parabole, et accentuent la solennité bouleversante qui se dégage du film.


Au-delà de la construction scénaristique, cette ambiance est admirablement entretenue d’un point de vue technique, en particulier grâce à trois procédés qui m’ont marqués. Déjà, comme souvent au cinéma la musique joue un rôle important, et ici c’est particulièrement le cas des mélodies merveilleuses du compositeur et de son Cloud Atlas qui donne son nom au film, ainsi que plus classiquement des grands accompagnements orchestraux appuyant la majesté de certaines scènes. Ensuite, les prises de vues larges des paysages accentuent logiquement l’effet de grandeur, qu’il s’agisse de l’océan où vogue le fils du marchand, de la vue sur la ville du haut du monument où se retire le compositeur, des plans de surplomb sur la futuriste neo-Séoul, ou des vues aériennes sur l’île abritant les tribus.

Enfin, ce qui dans la réalisation m’a procuré le plus de satisfaction, de joie toute simple au cours du film, est la délicatesse d’un grands nombre de transitions, qui soulignent les connexions entre les histoires. De fait, le film prend le pari de ne pas raconter ces aventures successivement (dans l’ordre chronologique par exemple), mais en parallèle. Cela permet de donner plus de force au film, car alors l’acmé et la conclusion de chaque récit se produit en même temps, et la progression du film est linéaire au lieu d’être hachée ; mais comportait aussi le risque de passages trop abrupts d’une histoire à une autre. Cet écueil potentiel est brillamment désamorcé par ces transitions, certes simples mais efficaces, où une porte se ferme à une époque pour s’ouvrir à une autre, un bateau navigue puis un vaisseau décolle, une menace est évoquée par un personnage d’un récit avant que celui d’un autre se retrouve en difficulté… Autant de petits moments de cinéma très croustillants, où le spectateur savoure la fluidité de la narration.

Ainsi, Cloud Atlas est un film qui prend de nombreux risques, entre un propos politique qui aurait pu s’avérer artificiel et peu convaincant, ou une narration qui risquait d’être décousue et injustifiée. À mon sens, il relève avec élégance les défis qu’il s’est lancé et construit le récit multiple mais uni d’une révolution des hommes contre les oppressions, parcourue de quêtes grandioses d’un absolu, qu’il soit de création, de vérité, de justice sociale ou d’équilibre avec la nature. Bien sûr, il s’agit aussi d’un film de trois heures comportant une bonne part d’action, parfaitement rythmé et en ce sens tout-à-fait divertissant.

clownatorus
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le 4 nov. 2023

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