Une très bonne adaptation
"1275 âmes" de Jim Thompson est un des romans policiers les plus sombres que j'ai lus, mais le rythme nonchalant, "laid back" est terriblement séduisant, et la plongée vers la folie de ce shériff d'une petite ville pourrie du Texas est diablement bien menée.
Tavernier fait une transposition du canevas du roman dans l'AEF, au Sénégal. Philippe Noiret endosse le rôle principal, avec dans le rôle de sa femme Stéphane Audran, dans le rôle de l'amant simple d'esprit Eddy Mitchell, dans le rôle de l'amante du "héros" Isabelle Huppert et dans le rôle des deux macs Gérard Hernandès et Jean-Pierre Marielle.
En dépit du décor colonial français, bien exploité, la mise en scène suit les standards américains, comme la plupart du temps chez Tavernier. Il y a des plans séquence très étudiés, comme celui où Cordier raccompagne le frère Le Péron jusqu'au train : on part d'une place publique, on longe le train jusqu'au marchepied auquel monte Le Péron ; idem pour le plan où Cordier raccompagne l'institutrice dans les rues, ou celui où Rose sort du lit qu'elle partage avec l'épouse Cordier pour rejoindre le mari qui scie une planche. Tavernier vise la performance, cela dit ses cadrages restent au fond assez académiques : Tavernier est un bon technicien, mais pas un virtuose.
Au niveau du jeu des acteurs, les interprètes principaux s'en sortent bien, même si le langage de charretier de Huppert ne fait pas très naturel. C'est aussi dommage que les disgrâces que subit Noiret de la part de Marielle et Hernandès, au début, manquent un peu de rythme. Le fil commence un peu trop mollement : je trouve qu'il aurait fallu soit une introduction plus énergique, soit planter davantage le décor colonial. La séquence de l'éclipse, au début, est indéniablement une trouvaille, mais elle met le spectateur dans une position inconfortable, car il ne sait pas trop sur quel pied danser.
Tavernier n'a pas gardé toute la partie "réélection" de "1275 âmes", qui est hilarante, sans doute par souci de cohérence historique. Cette coupe mis à part, l'esprit du roman est magnifiquement rendu, et il serait difficile de faire une adaptation plus fidèle. Parmi les trouvailles les plus réussies, les plans sur l'affliction de Noiret quand il entend les coups de feu à la fin, tout comme sa mine attristée avant de filer deux coups de pied dans le bide d'un cadavre. Les fameux coups de feu sont d'ailleurs montrés deux fois, ce qui est efficace d'un point de vue dramatique. Les références au Christ, également, sont présentes. Les tirades racistes, qui pouvaient être comiques dans le livre, sont ici d'autant plus sinistres qu'on les entend dans la bouche d'un Guy Marchand.
Au final le film tire sa force de ce qui faisait l'originalité du roman : l'immoralité, la cruauté et l'insensibilité des personnages les uns vis-à-vis des autres. Il en ressort une vision très pessimiste de l'Humanité, qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre. Le film, comme le livre, est un peu l'équivalent d'une grosse baffe au lecteur/spectateur pour prendre une part active à la vie de la communauté et pour rappeler une valeur bien galvaudée, celle du bien commun.