« Que la fête commence », « La vie et rien d’autre », « Le juge et l’assassin »... Bertrand Tavernier aime réaliser des films d’époque. En adaptant le roman de Jim Thompson (« Pop 1280 »), qui met en scène la vie d’un shérif américain dans une bourgade au début du 20ème siècle, le réalisateur français ne rompt pas à ses habitudes en transposant le récit dans les années 30, en pleine Afrique coloniale. Belle trouvaille, l’univers des colonies engendre un écho parfait à l’histoire originale, permet à l’ensemble des protagonistes de trouver un alter égo plausible, et insiste sur la dimension cynique de l’œuvre de Thompson.
À l’instar d’un « Dupont Lajoie » (d’Yves Boisset, que je vous recommande vivement), le film débute sous des faux-airs de comédie. Cordier -Philippe Noiret, dans l’un de ses tous meilleurs rôles- est le représentant de « l’ordre » de Bourkassa Ourbangui. Toutefois, le caractère peureux et fuyant du shérif lui octroie un statut de souffre douleur du village et de ses supérieurs. Conspué par son incestueuse de femme (Stéphane Audran), moqué par son « beau frère » (Eddy Mitchell), vilipendé par les tenanciers d’un bordel (Jean-Pierre Marielle et Gérard Hernandez) et ridiculisé par ses officiers supérieurs (dont Guy Marchand), Cordier ne trouve réconfort qu’avec Rose (Isabelle Huppert), jeune mutine mariée à homme violent.
Point de rupture. Cordier, rompu aux introspections infructueuses (« Finalement j'ai pris une décision. C'est que je savais foutre pas ce que je pouvais bien faire. ») et à sa condition de faire valoir, décide d’abattre et/ou mettre en porte-à-faux ceux qui le méritent (disons le, tout le monde). Sa faiblesse devient alors son alibi : qui irait soupçonne ce pauvre cocu de Cordier, lui, si pleutre et « incapable de faire de mal à une mouche » ? Ainsi, débute la vengeance d’un homme transfiguré, désespérément désillusionné, devenu, par l’extension de son propre rôle de « shérif », juge divin de l’Humanité.
Ce film est une pure merveille. Réalisation (plusieurs plans-séquences remarquables), jeu d’acteurs, lumière, musique… Tout confère à cette œuvre, un parfum particulier, une atmosphère singulière où chaque séquence détonne et perturbe un peu plus le spectateur. Tantôt comique, grivois et surréaliste (l’apparition du « fantôme » de Marielle…), le film sombre peu à peu dans la noirceur, poursuivant l’évolution du personnage de Cordier. Passant de sa douceur si caractéristique, à une intense froideur, Philippe Noiret est fabuleux. Il incarne magnifiquement ce flic désintéressé et veule, et son alter ego maléfique, décidé à se jouer des institutions (il justifie deux de ses meurtres par des ordres de l’Armée puis de l’Église), et à condamner, selon son propre jugement, les êtres les plus répréhensibles. On retrouverait presque le caractère sociopathe des assassins de « Buffet Froid », de Bertrand Blier, alternant boniments, calembours et odieuse cruauté avec ses victimes.
Les personnages de Tavernier et de Thompson endossent les traits de caractères les plus répugnants : la cupidité, la violence, le racisme, l’hypocrisie... Cordier, considérant les crimes comme « tous collectifs », punira alors chaque protagoniste pour y avoir participé, volontairement ou non. Par l'implacable sentence de ce "juge", le film interroge la responsabilité individuelle dans les drames de toute ampleur (de la violence domestique à la colonisation).
Ainsi, convaincu de la culpabilité du plus grand nombre, Cordier s’égare et préfère s’échapper quand il fait face à la pureté (incarnée par l’institutrice, jouée par Irène Skobline), prétextant que cela « l’empêcherait de faire son boulot ». Convaincu d’avoir trouvé et d'exécuter, enfin, pleinement son rôle, il résume sa nouvelle condition de justicier par la dernière phrase du film : « Je suis mort il y a si longtemps ». La scène d'introduction et la fin du film sont d'ailleurs deux guillemets encadrant l'oeuvre et le parcours de Cordier, désormais perdu dans une interminable quête. Alors qu’il venait en aide à un groupe de jeunes « nègres » en leur allumant un feu, le voici désormais, pointant sur eux un pistolet tremblant…
NB: Preuve du surréalisme d’un film, considéré comme « autobiographique » par son réalisateur, et de sa critique acerbe de la nature humaine, une fin alternative devait mettre en scène la disparition de l’ensemble des protagonistes, avant que deux grands singes, pris dans une valse, constatent : "Merde… Il va falloir tout recommencer"