À la sortie du film, les réactions de la presse oscillaient entre l’indignation et la fascination. Si Les Cahiers du cinéma parlent d’un « chef-d’œuvre », le Figaro lui fustige Crash en utilisant notamment les termes « lamentable » ou « ennuyeux » pour ne citer qu’eux. Le métrage de Cronenberg est en compétition officielle à Cannes, y remporte le Prix Spécial du Jury et bien entendu fait scandale. Le film est certes sulfureux, provocant, violent et sensuel, mais loin d’être mauvais. Ce n’est pas un film pornographique imprégné de vacuité et dépourvu de sens artistique, mais plutôt une véritable réflexion sur les liens entre le sexe et la mort.
Ne serait-ce que pour l’originalité de son propos, Crash mérite d’être vu.
Les années 90 cronenbergiennes sont celles de l’adaptation. En effet, Crash est le troisième film (adapté) de ses nineties, après Naked Lunch et M. Butterfly. Celui-ci est le plus fidèle aux obsessions du cinéaste canadien. En portant à l’écran le roman sulfureux éponyme de James Graham Ballard (auteur grandement influencé par William S. Burroughs que Cronenberg a également restranscrit), Cronenberg peut enfin exploiter pleinement une de ses thématiques de prédilection : le sexe.
Il va de soi que le sujet est tabou (encore aujourd’hui), ce n’est donc pas un hasard de voir un Cronenberg old-school produire, réaliser et écrire ce métrage. La fine équipe se trouve à ses côtés, Howard Shore à la musique, Denise Cronenberg aux costumes.
L’ouverture donne le ton : la caméra se balade entre les avions puis se fige sur un contact sexuel d’adultère entre une femme blonde à la poitrine généreuse, et un homme que l’on ne reverra pas par la suite. Cette femme, c’est Catherine Ballard (Deborah Kara Unger), l’épouse du héros. Toutes ses phrases ont une saveur sensuelle et suinte d’érotisme. Elle est l’érotisme à l’état pur. Chacun de ses contacts est filmé minutieusement comme si elle était constamment à la frontière de l’interdit.
Son physique et son magnétisme ne sont pas sans rappeler un subtil mélange entre Laura Harring dans Mulholland Drive, Patricia Arquette dans Lost Highway et Rosamund Pike dans Gone Girl. Trois films qui par ailleurs sortent après Crash.
Dans Crash, avant de créer une histoire, Cronenberg crée une atmosphère. Une atmosphère très lynchienne, où l’étrange et le sensuel se mêlent sans se perdre.
Si l’on devait définir le héros cronenbergien, James Ballard (James Spader) en serait l’incarnation parfaite. Son apparence est quelconque, son regard est éclairé. Il est en quelque sorte le spectateur de sa propre vie, il est David Cronenberg. Il subit les événements qu’il a lui-même engendrés et il est observateur, voire voyeur. En ce sens, il prend plaisir à scruter son environnement depuis son balcon avec des jumelles (cf. Rear Window).
Et puis, il est amoral à l’image de tous les personnages de Crash qui sans mauvais jeu de mots sont en roue libre. Les personnages de Crash ne représentent en aucun cas notre société contemporaine, Cronenberg n’a pas pour objectif de dénoncer la société entière des vices la rongeant. Plutôt, il focalise son attention sur un groupe d’individus pour qui les accidents de la route sont des actes sexuels, des personnages aux fantasmes plus que douteux. En somme, la maître du body horror montre ce que seraient les humains s’ils ne contrôlaient plus leurs pulsions liées à leurs fantasmes.
Aux yeux du protagoniste et de ses acolytes, les corps - et par extension la vie qui les habitent - ne sont pas des propriétés privées mais plutôt des biens communs. Le couple Ballard s’essouffle et trouve donc un second souffle dans l’adultère voyeuriste. Quelques années plus tôt, on retrouvait cette idée dans Basic Instinct, la référence en matière de thriller érotique.
The car crash is a fertilizing, rather than a destructive event.
Cette phrase résume l’idéologie nauséabonde et presque pathologique de Vaughan, qui ironiquement se détruira dans un acte qu’il présente comme fécondateur.
Pour assouvir ses fantasmes sexuels, qu’il faut voir comme une drogue, il malmène son corps (plein de cicatrices, dont une à la forme vaginale, tiens donc) et ses disciples sont emprisonnés de leurs corps par des barres métalliques supposées être protectrices. Comme souvent chez le cinéaste canadien, on retrouve le paradoxe de la souffrance basé sur la dichotomie corps/esprit. Ce qui protège notre corps détruit notre esprit. Ce qui protège notre esprit détruit notre corps.
À propos de Vaughan, on se demande la même chose que le héros au départ : What is your purpose ?
Crash n’est pas un film grand public, ni un film à regarder le dimanche soir en famille. Loin de là. On peut être indigné, on peut être admiratif, mais on peut également être partagé. Partagé entre l’admiration de l’audace du réalisateur et le dégoût du voyeurisme de ce dernier.
Cronenberg est passionné par les automobiles (cf. Fast Company), il incorpore donc cette passion dans son étude habituelle des corps et des esprits. En effet, il marque ses personnages de son empreinte, je pense notamment à la cicatrice sur la joue de Vaughan qui ressemble beaucoup trop au logo Mercedes pour être une simple coïncidence.
Bien que polémique, je préfère voir le film comme un crash sensoriel plutôt que comme un crash artistique.