Les manteaux de fourrure sont-ils habités par de vieilles peaux ? Plus maintenant. En 2021, Disney fait peau neuve et s’offre la jeunesse de l’une de ses célèbres anti-héroïnes, Cruella D’Enfer, dans une forme iconique et tapageuse mais sans fourrure ni folie. Point de méchanceté ici, simplement une variation fougueuse du Diable s’habille en Prada, inoffensive mais dotée d’une énergie salutaire capable de nous amuser le temps d’un film. Disons-le sans préambule : CRUELLA n’est pas autre chose qu’un simple divertissement. Si le film vaut essentiellement le coup d’œil pour ce beau duo de diablesses Emma Stone / Emma Thompson (car oui, l’antagoniste avait aussi son antagoniste), c’est bien parce qu’elles dominent chaque image, les illuminant de leur (sur)jeu tout en extravagance et en « pose ». Outre sa picturalité clinquante, CRUELLA arrive à jouer sur divers tableaux, proposant autant une variation des films de casse qu’un sage revenge movie trempé dans une petite dose de classe et d’humour. Et il faut dire que visuellement, ce Londres des seventies envoie du lourd, du faste autant que du faux (des CGI qui bizarrement participent au charme de l’œuvre et à sa fougue). Craig Gillespie retrouve parfois, dans ce dynamisme visuel, ce qu’il avait mis en œuvre pour Moi, Tonya : une frénésie clipesque qui semble chercher le style plus que la tenue.
En toute modestie, on pourrait parfois penser que CRUELLA porte en lui l’héritage d’un Max Ophuls mis au service du néant, ou du moins, d’une ronde qui virevolterait pour le simple plaisir de virevolter. C’est sans doute faire du mal à Ophuls que de le comparer à un tel étalage de dynamisme (vain), qui tient moins à un véritable talent de mise en scène qu’à une certaine maîtrise hollywoodienne pour capter l’attention de son auditoire. Ophuls savait maintenir l’équilibre, retenir le mouvement lorsque cela était nécessaire, préserver l’émotion du plan dans une forme de pudeur qui n’avait rien d’une exhibition. CRUELLA se construit au contraire sur un mouvement permanent qui tend à enjoliver les images, à les rendre plus digestes, plus « irrévérencieuses » alors même qu’elles restent (trop) sages. Tout n’est que toc et tapage dans cette parade à la mode. Et si le zig-zag permanent des plans chez Ophuls permettait de souligner le drame violent des sentiments, Gillespie ne pousse pas sa mise en scène aussi loin et la réserve à un simple effet tape-à-l’œil ; à un mouvement qui cache plus qu’il ne sublime, qui voile plus qu’il ne dévoile. Face à ce dynamisme constant, difficile néanmoins de bouder son plaisir : ce spectacle si bien fringué (et fringant) provoque tout de même un vertige plaisant pour le spectateur, un tourbillon énergique de bruit et de fureur, de « cool » et de vigueur. Tel un chef d’orchestre qui ne laisserait aucune place aux silences et tenterait continuellement de maintenir un climax symphonique, répétitif et étourdissant, Gillespie a au moins le mérite d’emballer ce CRUELLA dans une forme léchée – parfois virtuose – où priment le dynamisme et l’agitation.
Dans CRUELLA, la caméra se balade et se vrille de manière constante (mais inconsistante) jusqu’à établir une sorte de mouvement perpétuel qui condamnerait le film à n’exister que dans l’éphémère. Peut-être est-ce là l’essence même de CRUELLA ? De n’être que le portrait d’un personnage condamné à l’agitation, à courir vers son futur – vers la caractérisation iconique d’une Glenn « Cruella De Vil » Close – plus qu’à n’exister dans le présent et ses émotions. Ces amples mouvements viennent ainsi appuyer une avancée sur un terrain à conquérir, une détermination dans le renversement des valeurs, une énergie à déployer pour que le mouvement présent l’emporte sur celui d’antan. CRUELLA serait-elle une tornade ? Petite alors. Car la caméra se plie aux désirs de son héroïne, à ses ambitions autant qu’à sa volonté d’aller vers l’avant : paradoxe d’un personnage faussement punk – arborant sur son visage l’étiquette « The Future » au lieu de l’expression consacrée « No Future » – qui n’a qu’à suivre un chemin tout tracé – ou plutôt cousu – dans l’imaginaire et le bestiaire Disney. Encore une manière de caresser dans le sens du poil (de dalmatien) son public en revendiquant une approche résolument moderne, « camp » moins par nature que pour coller à l’air du temps. Punk ? On s’en réapproprie juste le look le temps d’un défilé bruyant sans en capter l’esprit ni la flamme.
Cette mise en scène dynamique voire frivole traduit alors – un peu comme chez Ophuls – quelque chose de factice ; une sorte de jeu du paraître sur un monde devenu une illusion, l’allée éclatante d’un parc d’attraction. Alors oui, ça a de la gueule mais quand il est question de l’ouvrir, les mots peinent à convaincre. Et si le personnage évolue gaiement pour trouver sa place dans le monde qui l’entoure, CRUELLA n’exploite pas suffisamment les thématiques qu’il esquisse ; autant les questions d’anticonformisme que de déterminisme, la faute sans doute à la patine Disney qui préfère construire une radicalité factice au lieu de faire un film imprévisible, intense et dingue. CRUELLA nous confronte alors à un mouvement qui se décompose sans cesse, qui se découpe et se recoupe et qui à force de tout déstructurer en des fragments complémentaires de mouvements, finit inéluctablement par ne plus rien raconter et par brouiller toute possibilité de réflexion face aux images qui défilent. C’est un leurre, une illusion destinée à nous faire croire que CRUELLA est un film « plein » alors même qu’il est aussi creux qu’une main fermée qui n’aurait aucune surprise à nous dévoiler. Au final, on aurait presque préféré un film à rebrousse-poil.
Car soyons lucide : l’effet « cool » se dissipe au fur et à mesure que la narration s’épuise. L’efficacité du film repose presque entièrement sur le dynamisme créé entre images et sons ; cela réside en la mise en images d’une bande (pas très) originale qui tend à conférer à l’image filmique un statut proche des publications TikTok. Cette musique omniprésente abreuve notre cerveau jusqu’à l’excès ; une belle manière de mettre en veille nos synapses et d’affaiblir nos connexions neuronales en les noyant dans une playlist Spotify : Supertramp, Deep Purple, les Bee Gees, Nina Simone, Blondie ou bien évidemment les Clash, tout y passe pour cette Cruella qui s’improviserait nouvelle Suzi Quatro. Et dans cette plaisante cacophonie, la belle (mais oubliable) composition de Nicholas Britell a clairement du mal à se frayer un chemin. Phénomène d’agrément là encore renforcé par un montage sur-découpé qui ne laisse aucune place à l’ennui mais empêche toute émotion de se développer : si l’ampleur semble au rendez-vous, jamais CRUELLA – fiévreux de bout en bout – n’arrive à se rendre mémorable, ni à hausser la température ou simplement à la faire baisser. Faussement culotté, tout juste corseté, CRUELLA ne convainc qu’à moitié avec son modeste rugissement : un petit vagissement qui conduit à créer des icônes sans en exploiter la matière.
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