On sait, et on s’en désole souvent, combien la schizophrénie, souvent assimilée au dédoublement, ou à la multiplication, de personnalités, est un sujet en or pour les scénaristes, la plupart du temps en dépit du bon sens, ou tout au moins en contradiction totale avec ce qu’on sait de cette affection mentale qui, non, ne transforme pas les malades en tueurs sanguinaires… Malgré tout, on ne saurait reprocher à la maison Disney d’en avoir fait le sujet central de son film "Cruella", « prequel » filmé, et non en animation, des "101 Dalmatiens" : après tout, la double couleur – noir et blanc – de la chevelure de la plus belle « méchante » de tous les dessins animés classiques Disney n’ouvrait-elle pas clairement la porte à une telle interprétation ? Et ce d’autant que la veine psychanalytique ne s’arrête pas là, avec la fameuse question de “l’origine du mal”, question centrale du sujet de "Cruella"…
Nous avons donc ici d’un côté Stella, jeune femme talentueuse, adorable et adorée par tous, orpheline du fait de l’étrange décès de sa mère, poussée depuis le haut d’une falaise par trois dalmatiens furieux, et d’un autre son double Cruella, sorte de monstre « tim-burtonien » aux rêves de revanche contre l’humanité. Alors que Stella fait son chemin dans le milieu de la mode londonienne, protégée par la redoutable Baroness qui y fait la pluie et le beau temps, Cruella va peu à peu prendre le contrôle de sa (de leur) destinée, motivée par une soif de vengeance ranimée par la découverte d’un élément-clé de son (de leur) passé.
Un bon scénario a priori, qui fournit surtout une occasion en or à Emma Stone de créer l’un de ces personnages mémorables, on a envie de dire oscarisables, qui marquent une carrière. Face à elle, sans surprise, Emma Thompson, qu’on n’avait plus assez vue sur les écrans ces derniers temps, prouve qu’elle est toujours une immense actrice, se délectant à chaque instant de la méchanceté absolue qu’elle confère à son personnage de créatrice de mode tyrannique (qui rappelle quand même pas mal le rôle tenu par Meryl Streep dans "le Diable s’habille en Prada").
Avec ces deux actrices, et leurs face-à-face électrisants, le film ne pouvait décemment pas être raté, même si la mise en scène du quasi inconnu Craig Gillepsie, réalisateur du biopic d’une patineuse US ("Moi, Tonya", en 2017), ne fait guère de miracles, déployant souvent une virtuosité technique (caméra virevoltante et plans séquences à foison) déplacée et assez fatigante. Mais le deuxième grand atout de "Cruella", c’est sa splendeur visuelle, avec, un peu comme récemment dans la série "Halston", une vision enthousiaste et enthousiasmante de la mode et du travail des stylistes, doublée de ce qui nous semble être un hommage au génie de Vivienne Westwood : bien entendu, un minimum de sensibilité de la part du spectateur vis-à-vis de ce sujet est requis pour garantir que la fascination opère au maximum.
Pour ceux qui seraient réticents aux charmes de la Haute Couture, "Cruella" offre d’autres motifs de se réjouir avec une BO explosive, qui couvre les années 60 et 70, du Swinging London ("She’s like a Rainbow" des Stones) à la naissance du punk rock, soulignant superbement de nombreuses scènes : si le point culminant de cette osmose entre les images et la musique est atteint lors d’un défilé de mannequins au son de "I Wanna Be Your Dog", une reprise du titre emblématique (et pertinent, vu le sujet ici) des Stooges, il est difficile de ne pas savourer autant le "Sympathy for the Devil" quasi final qui consacre l’avènement de Cruella DeVille (Devil !), et achève de gagner notre cœur.
Nombreux sont ceux – et nous sommes de cet avis – qui déplorent la longueur d’un film qui aurait gagné à être amputé d’une demi-heure, et ce d’autant que plusieurs personnages et certaines scènes auraient clairement pu être sacrifiés sans dommage… Qui plus est, les contrôleurs / censeurs de la Maison Disney n’ont pas pu s’empêcher de rendre Cruella non fumeuse et amie des animaux : un peu d’anarchie, d’accord, mais point trop n’en faut !
Mais, sans ces scories, nous aurions alors été en face d’un véritable petit chef d’œuvre rock’n’roll et kitsch, ce qui aurait mis à mal notre haine et notre dédain bien ancré envers la maison Disney : et ça, ça aurait été dommage, non ?
Ouah ! Ouah ! Ouah !
[Critique écrite en 2021]