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Et la hantise des combats au Vietnam infiltra les tissus mentaux et émotionnels des soldats revenus

Le personnage joué par Delroy Lindo est le centre d’interêt du film : la complexité qu’il exprime et transmet semble être le but de l'exercice narratif du réalisateur, à la fois militant, conteur de l’Histoire et directeur d’acteurs.

Quatre vétérans américains noirs retournent au Vietnam, cinquante ans après la guerre, pour récupérer des lingots volés à l’armée lors d’une opération dans la jungle, et enterrés près de leur chef de section, Norm, seule victime d’une embuscade vécue par eux tous. Ce jeune adulte était alors, quoique leur pair en âge, un mentor politique bien aimé et ce groupe de civils maintenant âgés veut ramener sa dépouille.

Pour ce scénario de thriller d’action, Spike Lee sait comme d’habitude montrer comment la tension monte et comment elle se déplace entre des hommes, en va et vient et en zigzag, à mesure que leurs liens affectifs apparemment stables se croisent avec des enjeux matériels et moraux qui s’échauffent dans un environnement adverse.

C’était déjà ce qui était captivant dans Do The Right Thing en 1989, un film qui aurait dû avoir un Oscar aux Etats - Unis et la Palme d’or à Cannes. Il resta au stade de "nominé »  aux Etats -Unis comme en France, sans doute parce que le public intellectuel blanc américain et français était encore intimidé par la forme d’expression moderne du racisme et de l’antiracisme inventée au cinema par Spike Lee.

Tourné trente ans plus tard, Da 5 Bloods comporte certes des péripéties cousues de fil blanc.

Ce n’est pas la vraisemblance globale du scénario qui fait sourire - il n'est pas si bizarre - que des coïncidences trop artificielles. Elles sont plaquées dans le cours de la narration afin de justifier un des tournants ou une des accélérations de l’histoire racontée.

Par exemple, le hasard trivial par lequel l’or est retrouvé par David, le fils de Paul. Par exemple, la mine antipersonnel qui mutile Eddie. Par exemple, l’arrivée des trois membres d’une ONG de démineurs rencontrés la veille dans un bar, dont fait partie Hedy (jouée par Melanie Thierry). 

Mais cela n’altère pas l’interêt principal du film qui est la composition hors pair et hors normes de Delroy Lindo, qui joue Paul.

C'est une combinaison d'innocence et de folie aux à-coups meurtriers, traversés par des éclairs de lucidité, de culpabilité, d’affection, d’engagement. Mimiques, gestes, déclamations, c’est avec un incroyable talent qu’il nous maintient en haleine pendant tout le film. 

C’est un concentré de l'impact traumatique de la guerre sur des jeunes hommes et des paradoxes de leur expérience vécue au Vietnam : ceux de la violence, de la solidarité, de la dépression, et même celui du "charme de la guerre », celui dont parlait Tim Page, le photographe anglais légendaire dix fois blessé au Vietnam car constamment de retour au front alors qu'il n' y était pas obligé

On entrevoit comment la hantise des combats a infiltré les tissus mentaux et émotionnels des soldats après leur retour à la vie civile.

Cette hantise, de nombreux auteurs américains, des journalistes ou des vétérans, l'ont décrite dans des livres majeurs comme "Dispatches" (« Putain de mort ») de Michael Herr,  en 1977, "The Short-Timers" ("Le Merdier") de Gustav Hasford, en 1979 - deux livres qui inspirèrent le  Full Metal Jacket de Kubrick de 1987 - « la 13eme Vallée » de John Del Vecchio, en 1982,  "The things they carried" (« A propos du courage") de Tim O'Brien, en 1990, ou le plus récent Matterhorn ("Retour a Matterhorn") de Karl Marlantes, en 2010. 

Cette complexité déstructurante fut commune aux soldats américains du Vietnam, les blancs et les noirs, et ce partage inter racial du stress n'est pas escamoté dans le film, même si Spike Lee tient à restituer les particularités vécues par les jeunes noirs.

Ils étaient notamment plus nombreux que les blancs à être décimés sur le front de la jungle. Et quand leur arriva la nouvelle au Vietnam en avril 1968 que le leader non violent Martin Luther King avait été assassiné par les suprémacistes blancs aux Etats-Unis, ce fut une déflagration (bien montrée en 1987 dans une séquence de l’excellent et méconnu « Hamburger Hill »de John Irvin, de 1987).

Elle propulsa, plus encore qu'auparavant, les soldats noirs dans les contradictions entre la discipline militaire assumée et leur conscience antiguerre. Ils allaient patrouiller comme des bons tueurs américains de vietnamiens mais avec en tête et en contrepoint la formule de Mohammed Ali "Jamais un vietcong ne m’a traité de sale negre ».

Et malheur à celui qui n’y prenait garde dans son attitude envers les soldats au front, car le "fragging" (meurtres d'officiers) se répandait alors dans la troupe (à une échelle que les autres guerres, comme celle de 39-45, n'avaient pas connu).

On devine peu à peu que pour Spike Lee, dont la caméra suit les interactions mais aussi les pérégrinations et les soliloques de Delroy Lindo, c’est bien le personnage joué par cet acteur, un canadien d’origine jamaïcaine, qui est le centre d’interêt du film : la complexité qu’il exprime est celle du soldat revenu hanté de la guerre du Vietnam, une figure de l'Histoire américaine malmenée et souvent incomprise par ses contemporains restés au pays et devenus peu à peu horrifiés par cette guerre.

(Note de 2020 publiée en nov. 2024).


Remarque d'aujourd'hui : dirais-je un mot sur le rejet du film que je lis dans de nombreuses critiques de SC ?

La complexité des émotions et des expériences vécues au Vietnam est déroutante.

Or ce fut la plus documentée, surtout par les images (photographies et télévision) et en temps réel, de toutes les guerres depuis que l'Histoire existe, y compris quand on la compare aux suivantes (car le direct en télévision sur le front, en Irak ou en Afghanistan, a disparu depuis).

Rapporter cette expérience a pris une valeur universelle pour les expériences vécues par les soldats de toutes les guerres.

C'est en ce sens que John Le Carré disait de "Dispatches", succession de vignettes du Vietnam de 1967 - 1968 commentées par le reporter Michael Herr que c'était "le meilleur livre jamais écrit sur la guerre".

Spike Lee et Delroy Lindo ne rapportent certes pas toutes les expériences vécues dans la guerre. Mais on reconnaît dans le film une part de ce qu'essaient de nous transmettre tous les auteurs qui l'ont vécue et qui est si difficile à appréhender pour nous qui n'e l'avons pas connu.


Michael-Faure
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le 17 nov. 2024

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Michael-Faure

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