Il y a ce qu’ont écrit d'autres. Une histoire d’amour, la solitude, un plan foireux, et en arrière-fond, énorme, partout, le désespoir, arrière-fond qui devient Grund, socle contenant l’ensemble des termes du film. Ces qualificatifs, ces critiques ont leur importance, mais ce n'est pas là où je saurais aller (quoique cette première tentative d'écrit un minimum pensé sur un film ne sache aller vraiment nulle part). Je crois qu'il ne s’agit pas, dans la critique, entièrement que du film, que son goût vrai demeure indifférent à ces points d’ancrage du récit à travers le langage. Et pourtant, ce qui est dit a de l’importance. Nous ajustons l’air de rien notre perception à ces mots tranchants, définitifs, qui, si nous n’y prêtons pas attention, finissent par constituer les arêtes d’un film - à la façon de ces catégories comme les étiquettes de “romance” ou “drame”, dont nous trouvons après coup qu’elles sont bien insignifiantes et fausses, mais auxquelles nous ne pouvons légitimement rien reprocher : leur insuffisance fait partie de leur rôle, et il nous faut lire à travers les lignes.

Ici je ne “critique” pas, avec tout ce que cela impliquerait de justesse, de mise à distance mêlée de sentiment. Je rêvasse.

De Damnation je voudrais essayer de dire l’atmosphère. Le bain d’impressions où se mêlent ce que nous aimons déjà et ce que nous découvrons, des réminiscences, des couleurs, et l’Idée du film, c’est-à-dire ce que l’on ressentira qu’il nous dit, ce en quoi il est important, mêlé d’observations directes. J’ai pensé que la caméra, lente et doucement flottante, vaporeuse dans son mouvement mais nette dans ce qu’elle cherche à montrer, était comme un œil qui jouerait avec l’image, consciente que ce qu’elle montre est fabriqué et qu’elle peut à loisir nous en dévoiler tel coin ou telle bordure, dévoilement qui changerait la perception entière de la scène. La caméra est palpable (l’œil). Et c’est ainsi que les plans-séquence de Béla Tarr m’apparaissent comme plusieurs scènes, puisque la caméra mouvante découvre à chaque ensemble de secondes de nouvelles perspectives, et que cela hypnotise à tel point qu’on ne sait plus bien où est le mouvement : sommes-nous dans le film, ou à la bordure du film (la caméra) ? Je pense à la première danse dans Les Harmonies Werckmeister, où les hommes et la caméra tournoient ensemble. La présence fréquente d’un musicien dans la scène renforce ce questionnement de “ce qui est vraiment le film” (je manque de théorie pour analyse cela).

Ce que j’aime aussi avec cette manière de filmer, c’est qu’elle semble compenser le désavantage qu’est la dimension “instantanée” de l’image. Un film est certes préparé, ce n’est pas une photographie de rue qu’on prend et ne voit pas. Mais le film trop souvent morcelle l’image (je n’ai pas le vocabulaire, mais les champ-contrechamps, les plans très courts). Je voudrais qu’il ne suffise pas de morceler l’image pour penser rendre compte de la pluralité du réel, de ses multiples couches qui se complètent et se contredisent (tout ce qui est la vie, illogique et allant de soi). Et dans ce film, on peut vraiment regarder. Nous disposons du temps et la caméra, presque joueuse, nous permet de voir ce qui a été consciencieusement préparé, le reflet des étranges amants dans le miroir, le piano qu’on aperçoit dans la sombreur et qui change la perception de la chambre (ainsi, malgré le téléphérique industriel au si plaisant grincement, malgré la pauvre porte, la décrépitude depuis le début, il reste la possibilité de la musique). Je tente, ou ne peux faire autrement que de pallier la tension que je ressens dans la photographie (“ce qui est photographié, je ne l’ai pas vécu directement”) en photographiant des choses qui seront similaires quelques minutes avant ou après que je les ai capturées. Le cinéma n’a pas la même tension mais persiste quelque chose de similaire, un désir impossible à assouvir d’absolu, de totalité. Lorand Gaspar écrivait en 1978 : “Ne cherche pas l’absolu. Il est en toi comme un ravin de sécheresse qui te perdra. Toute parole qui retourne la terre porte sa soif. Amour et doute. Herbe amère et fruit, le pouls accordé et défait.” [Approche de la parole, dans Sol absolu et autres textes]. Alors j’ai aimé matériellement Damnation parce qu’il m’a donné la possibilité d’assouvir cette envie de “perception totale”, jusqu’à la frontière du négatif mais sans basculer dans l’amertume de ne pouvoir “tout saisir” (ainsi Foucault dans L’Ordre du discours mentionnant cet homme qui mourait de désir d’épuiser les possibilités de chaque phrase). Mieux : cela se fait comme tout ce qu’il y a de vraiment bon, dans un mélange extrêmement subtil (et par là indicible) de conscientisé et non conscientisé, neuf et ancien, couleurs et goûts, attention, nonchalance, oubli, presque ennui. Ou : des mécanismes d’élaboration des atmosphères.

L’histoire est très secondaire, pas évidente à suivre, décousue, sans réels mots malgré les quelques échanges. Ce film ne cherche pas à nous raconter une histoire. Son but est, me semble-t-il, de nous donner une conscience de ce que peut être cette solitude, cette noirceur nue de ceux qui ne sont pas entièrement dans la vie. L’homme, Karrer, n’a jamais vraiment quitté sa ville. Il apparaît comme un homme adulte, âgé. Et pourtant face au barman du Titanik il semble entièrement sur une autre ligne. Ce sont des hommes dans un même lieu, d’une façon purement physique il y a des similitudes entre eux. Leur environnement général de vie aussi semble similaire. Mais nous nous rendons compte qu’ils sont très différents. Et c’est là selon moi la pointe, le rassemblement du film. La ligne est différente. Karrer semble peut-être agir de façon normale, voire critiquable (par exemple lorsqu’il devient violent avec une compagne). Mon ressenti est éloigné de tout jugement normatif. Il est difficile de savoir quels mots utiliser. Le personnage - son nom devient peu important - attend, d’une attente terrible qui jamais ne se termine. Il ne vit pas, il gît. Il faut voir sa douleur, sourde et violente, de sentiments entremêlés, lorsque son amie (je n’ai pas bien compris toutes les relations avec les femmes, mea culpa) refuse de le laisser entrer chez elle. On comprend que c’est encore l’échec d’un homme, non pas par rapport à une femme mais de façon générale. Rien ne va. Et rien n’ira. Aucune rupture n’est possible (il ne fera pas la commission du barman car ne veut pas partir). Le Titanik est un isolement supplémentaire. Il n’est pas nouveau que la solitude ressorte lorsqu’elle est entourée, mais la musique envoûtante, les danseurs, la magnifique chanson, rendent à celui-même qui regarde le film le côtoiement de Karrer presque désagréable - parce qu’il rompt avec un état de confort mélancolique, une impression de dérèglement du monde renforcée cette fois par les trombes d’eau qui détrempent les rues (à la façon du vent continuel du Cheval de Turin - il n’y a pas dans ce que je dis de logique chronologique, car Damnation fut réalisé avant). Karrer est le voyeur, celui que la caméra découvre devant la fenêtre (cf la première scène, incroyablement belle et hypnotisante), caché dans une rue ou à l’écart dans le bar, celui qui ne danse pas avec les autres mais reste bien après ces autres discuter avec le barman, qui se paie sa tête. C’est un isolement au milieu du monde. L’important, qui est dit avec la beauté formelle de ces plans en noir et blanc, de cette musique parfaite, est de faire percevoir le goût de cela.

Et là où les films de Béla Tarr me plaisent, pour les trois que j’ai vus, c’est que ce goût n’est pas désagréable. Semble toujours dessinée, à travers l’image même, ce noir et blanc flottant enveloppé de musique, une perspective de beauté, d’atmosphère. Et là où il y a atmosphère, il y a vie (à laquelle s’oppose le néant de l’angoisse - lire à ce propos L’Obscurité de Philippe Jaccottet). Voir Damnation est très différent de lire Cioran, mais reste cette idée d’une élévation, par l’image ou l’écriture, au sein de la noirceur, de quelque chose qui s’éloigne de la noirceur, et qui élève. J’aime tant car cela me conforte.

ioulia-la-perdrix
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le 20 juil. 2023

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