Cette critique spoile le film Dancer in the Dark.
Quand on parle de Dancer in the Dark, et plus largement du cinéma de Lars von Trier, les termes de désespoir, de film sans concession et de tragédie ne peuvent qu’apparaître. Certains useront du terme de mélodrame prévisible pour décrire la filmographie du danois. D’autres parleront de ses films comme des expériences cinématographiques extrêmes, déchirantes, terriblement intelligentes et surtout uniques. Ce qu’on peut dès lors accorder au cinéaste, c’est que ses films ne laissent pas indifférents. Porté par la parfaite – et croyez moi que même ce mot est faible – Björk, Dancer in the Dark est probablement le film le plus bouleversant de Lars von Trier à ce jour mais c’est aussi un film charnière dans la carrière du réalisateur. Il conclut sa deuxième trilogie cinématographique, Cœur d’Or, et on peut déjà voir les prémices de la suivante, USA - Land of Opportunities, rien que par les thèmes abordés dans le film. Avec Dancer in the Dark, Lars von Trier se surpasse dans son art de la manipulation du spectateur. Il réussit cela en faisant ce qu’il fait de mieux, déconstruire les codes cinématographiques, et c’est ce qui va m’intéresser ici.
Cette déconstruction des codes est l’élément qui réunit tous les films de Lars von Trier. Selon lui, poser des limites dans la création d’un film impose au réalisateur de trouver des nouvelles idées pour raconter son histoire. Cette autoflagellation, pour reprendre ses mots, prend son aspect le plus concret lors de l’établissement des règles du Dogma 95 avec Thomas Vinterberg, réalisateur du film Festen. Ces vœux de chastetés cinématographiques vont largement influencer Lars von Trier dans son processus de création artistique, et ce encore aujourd’hui. Pour Dancer in the Dark, von Trier n’applique pas à la lettre les règles du Dogma 95, contrairement à son précédent film Les Idiots. Il s’en inspire grandement, pour finalement mieux s’en émanciper par la suite. Dancer in the Dark appartient au genre de la comédie musicale et pourtant il est aux antipodes de ce qui se fait dans le genre. Là où une comédie musicale dite classique est rayonnante de bonheur et d'insouciance, Dancer in the Dark est déprimant à souhait et nous plonge dans toute la cruauté du monde. Cette idée de faire un film de genre tout en déconstruisant les codes au fur et à mesure du récit est présentée dès les premières secondes du film.
Alors que la troupe de Selma reprend la chanson "My Favorite Things" du film La Mélodie du bonheur, soit une chanson phare des comédies musicales, les deux metteurs en scène se concertent et l’un dit qu’il trouve que Selma, l’héroïne, chante bizarrement. L’antithèse de la comédie musicale, une redescente sur terre aussi bien thématique que visuelle puisque les deux hommes quittent la scène, et force la caméra à effectuer un mouvement du haut vers le bas, lorsqu’ils engagent leur discussion. Dès le début, Lars von Trier nous prévient. Nous ne sommes pas face à une comédie musicale normale. Celle-ci est ancrée dans le réel et non une performance sur une scène.
La déconstruction se remarque d'abord visuellement. Les couleurs sont sales, blafardes, désaturées et froides. Ajoutez à cela des plans en caméra à l’épaule, souvent proches des visages et on comprend vite que Lars von Trier, avec ce style se rapprochant du documentaire, cherche plus à s’ancrer dans la misère sociale ouvrière des années soixante que d’imiter les autres comédies musicales de cette époque ; cherchant à faire s’évader, l’espace de quelques heures, son spectateur de la réalité. Ces dernières usant souvent de plans-séquences, de travellings et de plans composés afin d’aérer au mieux le cadre tout en faisant ressentir un effet de grandeur, on comprend alors pourquoi le cinéaste danois choisit des plans branlants, aux angles impromptus et liés par un montage cut et non des fondus plus doux. Le monde dans lequel évolue Selma semble être un monde sans espoir. Comme si Lars von Trier disait directement à son spectateur, vous aurez beau tenter de vous échapper de la réalité, comme le fait Selma avec ses fantasmes musicaux, elle vous rattrapera. Ici, les couleurs effacées peuvent être interprétées comme le symbole de la perte progressive de sa vue pour le personnage de Selma.
La déconstruction est ensuite renforcée par le fait que, contrairement à la majorité des comédies musicales, une chanson dans Dancer in the Dark ne permet pas de résoudre un problème, au mieux de s’échapper de son emprise pendant quelques instants. Il y a toujours un retour à la situation d’avant la chanson après qu'elle soit finie. Il y a une discontinuité entre le réel et l’irréel, la vie de Selma et les chansons qu’elle imagine chanter. Ce qui est marqué, tout d’abord, par le son qui sert à Selma de musique et qui devient progressivement prédominant dans la bande sonore du film ainsi qu’une saturation extrême des couleurs, qui apparaît de manière brutale, d’un plan à l’autre, pour marquer le changement de réalité. La discontinuité est aussi marquée par les plans fixes utilisés pendant les scènes de comédies musicales, l’entre-deux entre la vie de Selma et les comédies musicales qu’elle adore.
Ces passages sont aussi marqués par un changement brutal dans le chant de Björk, qui, comme pour les scènes de drame, est parfaite de bout en bout et arrive à transmettre toute la beauté du personnage d’un simple regard et d’une simple intonation dans la voix. Son interprétation grandiose est l’élément qui permet de nous plonger entièrement dans l'univers fantasmé de son personnage. Mais, pour revenir au changement entre les deux réalités, dans les passages chantés de la réalité, Selma chante mal. Par contre, dans les passages imaginés elle chante à la perfection. Le film se rapproche dans ces moments d’une comédie musicale plus classique, ou du moins au début.
La première chanson, intitulée Cvalda, reprend les thèmes classiques du bonheur, de l’imagination et de l’innocence. Cette chanson n’est qu’un moyen d’échapper à la monotonie de l’usine pour Selma, loin de ses problèmes. Néanmoins, dès la deuxième chanson, I've Seen It All, les problèmes de Selma entrent dans son petit paradis, ici sa malvoyance. Les paroles deviennent de plus en plus sombres et très vite, les chansons vont permettre à Selma d’affronter ses problèmes et non de s’en échapper, mais sans pour autant les résoudre non plus. La chanson 107 Steps étant probablement le meilleur exemple de tous, étant le moteur de Selma vers la potence, son problème ultime, seul le nombre de pas compose les paroles de cette chanson. Les chansons de Dancer in the Dark sont donc un élément de plus qui participe à la déconstruction des codes du genre de la comédie musicale. Les compositions de Björk et les paroles de von Trier montrent toute la cruauté de la réalité, qui est un rapace qui se nourrit des rêves, au point où les instruments appartiennent à la diégèse du film, et donc sont à l’exact opposé de son embellissement dans les classiques du genre.
La déconstruction s’opère aussi par le scénario. On pourrait reprocher à Dancer in the Dark sa lourdeur dans l'apparition des éléments dramatiques. Cependant c'est cette lourdeur qui permet au film de resserrer progressivement son étau, nous laissant espérer une porte de sortie qui n'arrivera jamais. Le scénario est peut-être l’élément le plus évident de la déconstruction car Dancer in the Dark est totalement déprimant, particulièrement sur sa fin, à l’inverse d’une comédie musicale classique. Enfin, c’est ce qu’on pourrait penser au premier visionnage mais plus on revoit le film, et donc plus on se sépare de nos émotions pour se rapprocher de celles des personnages, plus on se rend compte que la fin est en réalité un happy end. J’irais même jusqu’à dire qu’elle est optimiste. Selma a accompli son but recherché quand elle est arrivée aux Etats-Unis, son fils va pouvoir voir. Il en résulte alors la chanson la plus bouleversante du film, le pic émotionnel. Selma est heureuse, mélancolique certes, mais optimiste quant à l’avenir, ce qui se ressent dans les paroles. Son chant n’est plus celui du début de film, ce chant bizarre selon le metteur en scène de la troupe, mais celui de ses fantasmes. Une voix déchirante, vraie, magnifique, profonde et sensible, à l’image du film.
Selma le dit elle-même, il n’y rien à craindre. Bien sûr, il est impossible en tant que spectateur d’être dans le même état de paix qu’elle. Il y a une telle injustice qu’on ne peut pas accepter cette fin. Le plus horrible, c’est que le genre de la comédie musicale va nous faire inconsciemment penser qu’il reste un espoir. Jusqu’alors tout le film nous a préparé à cette fin déprimante mais on espère secrètement un happy end. Ce qui rend le moment de l’exécution terrible, d’autant plus que Selma est coupée dans sa phrase par un bruit assourdissant et terrifiant.
C’est là qu’on comprend dans quel but Lars von Trier opère sa déconstruction. Comme je l’ai énoncé plus tôt, on peut voir dans Dancer in the Dark les prémices de la trilogie USA - Land of Opportunities. La comédie musicale, symbole de l’optimisme, idéalisatrice du rêve américain, est ce qui a poussé Selma à émigrer aux Etats-Unis. La trahison qu’elle subit est grande et va jusqu’à la peine de mort. Dancer in the Dark est un plébiscite contre cette pratique encore d’actualité dans le pays de toutes les opportunités. Un pays qui, selon le réalisateur, exploite les faiblesses des gens, qui devront sacrifier leurs vies pour atteindre leurs buts. Qu’on soit d’accord ou non avec les idées de Lars von Trier, on ne peut nier que critiquer l’Amérique dans toute sa laideur, et une laideur encore d’actualité, dans un film aussi bouleversant, par le biais de la déconstruction des codes d’un genre cinématographique à la base optimiste et typiquement américain relève, si ce n’est du génie, d’une grande intelligence créatrice.