Clairement, j’aime les films qui ne me prennent pas par la main, qui prennent le temps de prendre leur temps, qui me font ressentir plus qu’ils ne m’expliquent. Autant dire que lorsque j’ai découvert les premières images du nouveau film de Sunao Katabuchi l’an dernier à Annecy, je partais conquis d’avance.
La lecture du manga de Fumiyo Kôno m’a par la suite convaincu de la réussite qu’allait être Dans un recoin de ce monde. Par sa peinture du quotidien sans réelle intrigue, par ses tranches de vie contemplant le monde à l’aune des petits riens qui les ponctuent, on comprend tout de suite que ce récit ait fasciné le réalisateur de Mai Mai Miracle. Toute l’intelligence du cinéaste aura été de faire de son film un complément au matériau d’origine. Car s’il en reprend fidèlement les cases au point de faire parfois passer son adaptation pour une colorisation du manga, ce qu’il confesse d’ailleurs volontiers, il apporte à cet univers sa propre sensibilité. Aux décors éthérés, impressionnistes de la mangaka, Katabuchi répond par une direction artistique voulue réaliste. Une approche qui inscrit ses personnages dans le monde réel, là où le point de vue de l’héroïne contaminait les planches de Fumiyo Kôno. Katabuchi opère par ce biais un travail de commémoration immergeant le spectateur dans un passé méconnu, celui de japonais vivant près de Hiroshima lors de la seconde guerre mondiale. Loin de l’atmosphère oppressante d’un Tombeau des Lucioles auquel il est déjà hâtivement comparé (ben oui, c'est de l'animation japonaise et ça se passe pendant la guerre, donc ça a forcément un rapport !), Dans un Recoin de ce Monde adopte l’optimisme et la légèreté de Suzu, jeune femme insouciante, rêveuse, innocente et surtout artiste. Par ces dessins, elle observe le monde qui l’entoure avec une acuité que Katabuchi se réapproprie de manière quasi documentaire. Et comme elle, il embellit la réalité par son art en posant sur elle un regard nouveau.
Cette réalité, c’est celle presque banale du quotidien d’un pays en plein conflit international, cette guerre si proche et si lointaine à la fois. C’est ce que retranscrit le point de vue de Suzu, qui ne semble pas voir les menaces comme telles, toutes reléguées à distance ou transformées par la mise en scène poétique et contemplative de Katabuchi. Les horreurs de la guerre se retrouvent ainsi au second plan, noyées au milieu d’un récit extrêmement dense, immersion dans une vie presque banale faite de travail, de mariage, de moments intimes, d’interrogations ; bref, de tous ces petits moments ordinaires qui font pourtant de nous ce que nous sommes. La structure très elliptique du récit évoque en outre une succession de souvenirs cohérente avec la démarche de Fumiyo Kôno et la volonté de Katabuchi de nous faire croire en l’existence de Suzu et au fait qu’elle soit encore en vie. Riche en humour et en ruptures de ton, Dans un Recoin de ce Monde est d’ailleurs tout sauf une leçon d’histoire froide et pragmatique : c’est avant tout le témoignage d’une chaleur humaine qui aidait à faire face jusqu’aux situations les plus extrêmes.
Que deux millions de spectateurs japonais aient été sensibles à cet humanisme, alors même que Your Name monopolisait le box-office au même moment, est bien une preuve de l’émergence possible d’un cinéma en dehors des sentiers battus. Il n’y a maintenant plus qu’à espérer que le public français soit réceptif à cette universalité.