The West Wind
Rien ne destinait Danse avec les loups au succès qu’il rencontra, et à la petite postérité dont il jouit, le rangeant du côté des classiques tardifs de la mythologie hollywoodienne. Monté dans la...
le 15 nov. 2019
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Au début des années quatre-vingt-dix, les actes de naissance apportèrent une popularité soudaine au prénom Kevin dans les registres d’état civil. Que ce phénomène démographique ait été consécutif à la sortie de Danse avec les Loups n’a rien d’une coïncidence. Le souci d’authenticité historique et documentaire, la partition lyrique de John Barry, l’humanisme d’un propos sans aménité ni sensiblerie assurèrent l’immense succès (au pays de Clovis comme ailleurs) de ce spectacle ample, limpide, oxygénant, marqué du double sceau de l’action et de la contemplation. Si la mise en scène cinématographique peut se définir comme l’accord d’un geste et d’un espace, d’un homme et de son décor, et si dans cet accord se résument non seulement son esthétique mais aussi sa morale, alors le premier long-métrage réalisé par Kevin Costner est exemplaire. La coqueluche d’Hollywood semble y avoir consacré tout ce qu’il possède de talent, d’ambition, de ferveur et d’énergie. Danse avec les Loups donne l’impression d’un film neuf, à mille lieues des westerns décadents et crépusculaires des années soixante, et même d’un Little Big Man dont il épouse pourtant la cause. Il est tout aussi éloigné des classiques progressistes du genre : ni les plaidoyers antiracistes de Daves (La Flèche Brisée), Mann (La Porte du Diable) ou Ford (Les Cheyennes) ne sont allés jusqu’au bout de la logique de vérité qui rendrait justice aux nations indiennes, flouées, déportées, anéanties et finalement occultées par la folie dévastatrice d’envahisseurs amnésiques. Dix ans après Michael Cimino et sa Porte du Paradis, Costner traite honnêtement, donc violemment, d’un des fondements de l’Americana. Son intelligence est d’avoir compris que pour mener à bien une telle entreprise, il fallait suspendre un écran (que l’on peut appeler style) entre le monde et lui. Son jeu sobre, sa fréquente posture de spectateur, son visage ombré ou sa silhouette nue, dos au public qui jusqu’alors ne voyait que son image de star, traduisent aussi combien la différence (ou la diversité) du sujet traité est aveuglante à celui qui se découvre la vocation de l’apprivoiser.
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Guerre de Sécession, bataille de Tennessee. Le grand carnage de l’homme blanc a commencé. Dégoûté par les hécatombes, les badernes belliqueuses et le culte de la gloriole militaire, le lieutenant John Dunbar amorce une trahison radicale qui va tout arracher dans la fureur de son ouragan. Accessoirement : la patrie, l’honneur, l’armée, la très jeune Amérique. Fondamentalement : la culture, la mémoire, la civilisation, l’ethnie. Il relève de cette admirable catégorie de déserteurs qui préfèrent de beaucoup passer à la nature, au vent, à la neige, aux bisons, à la prairie, plutôt que de croupir dans les petits malheurs de la vie. Prêt à repartir de zéro, il choisit l’inconnu : un avant-poste définitif où ne restent que des ruines et des traces, borne-limite de l’avancée des pionniers. Cet homo americanus reconverti explorateur n’est pas très loin du colon européen débarquant au Nouveau Monde : un Colomb sans armada, un Rousseau sans rêveries, voire un François d’Assise sans robe de bure. À la manière d’un ethnologue spontané, il entre en contact avec ses proches voisins, une tribu sioux. Ce faisant il accède à la conscience de soi, d’une harmonie de l’univers. Il s’immerge au sein d’espaces qui ne sont déjà plus vierges (la boîte de conserve vide jetée par son guide est comme le premier terme d’une ellipse dont le suivant, la civilisation polluante d’aujourd’hui, serait escamoté) pour expérimenter une seconde naissance. Cette frontière qu’il veut absolument connaître, elle est bien sûr en lui-même. Il faut d’abord la longer, l’amadouer, avant de la transpercer. Certes il ne devient jamais totalement indien. Tel le fléau de la balance oscillant entre les deux plateaux, il reste à l’équilibre au milieu du gué, en apprentissage entre ce qu’il vient de quitter et ce qu’il n’a pas encore atteint, métissé par le corps, la langue et l’esprit. Mais il devra payer chèrement ses efforts en se retrouvant prisonnier des yankees puis en luttant aux côtés de ses nouveaux frères pour leur survie et la sienne, désormais mêlées. Rien de plus fort comme présage et écho tragique de leur inévitable séparation que la mort du loup (de Vigny enfoncé !), encerclé par les soldats, refusant de fuir, et dont le sort fait contrepoint aux destinées du héros et du peuple exterminé.
À tous ceux qui ont rêvé d’Indiens, de trappeurs et de fortins assiégés, l’œuvre apporte le meilleur prolongement qui puisse s’imaginer. Car les "diables rouges" y dévoilent leur identité. Derrière le masque de l’autochtone se cachait la seule existence digne de ce nom (et pour cette raison menacée), comme on le devinait à la manière dont la nature, ses couleurs et ses formes, séduisaient déjà Vidor, Walsh ou Boetticher, mais les maintenaient à distance d’une communauté qui en détenait pourtant les clés mystérieuses. Les vertus viriles cessent ici d’être seulement force et courage pour devenir avant tout inclinations âpres et nobles. Mû tout d’abord par la volonté de se distinguer (tout en s’offrant déjà : sa chevauchée christique et désespérée devant les lignes confédérées), Dunbar se révèle pleinement dans la curiosité, l’échange, la compréhension mutuelle, l’acquiescement à l’autre, dans la découverte que la société dont il est issu est tissée de règles dérisoires, de pratiques barbares, d’un aveuglement et d’une aversion destructrices pour les cultures étrangères, et que le réel accomplissement est ailleurs. La nécessité vécue de la guerre et de la chasse rapproche les hommes d’origines diverses ; elle s’oppose clairement à l’exigence abstraite, économique, de l’exploitation des fourrures ou des combats involontaires et institutionnalisés. Cet écologisme ne doit toutefois pas générer de malentendu : il différencie une relation massive, lointaine, bête, que symbolise la boucherie perpétrée par d’invisibles braconniers blancs, et une vie incertaine, quotidienne, changeante, mais aucunement pacifique dans le monde. Lorsque Dunbar parle de la Frontière au major Fambrough, le sourire nostalgique et amer qu’esquisse ce dernier souligne le caractère insaisissable d’une telle réalité : elle ne préfigure rien d’autre que sa propre disparition. De là découle l’affinité entre le trajet vers l’Ouest et la mort, prétextes d’un même toast. L’approche de la nature par la civilisation saccage inévitablement ce dont elle est en quête. Elle ne saurait s’établir dans la vie sauvage et ne peut que la frôler, dansant avec les loups.
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Si le réalisateur fait adhérer physiquement au film, c’est parce qu’il le travaille au corps, le déploie dans une cavalcade de surprises carburant à l’instinct plus qu’à la réflexion. Les plages d’action à grande échelle, par leurs qualités de précision et d’ajustement, vibrent d’un souffle qui rend à l’écran large autant qu’à la profondeur de champ tout leur dynamisme. Mais les séquences plus intimistes manifestent une égale attention : la lueur orangée des feux à l’intérieur des tipees aplatit et adoucit ainsi la perspective des extérieurs où la fresque se décline sur le mode de bigarrures, d’horizons et de ciels flamboyants dont la caméra aurait tort de se priver. Mené à cette ouverture sur le monde naturel — multiple et esthétiquement construit — par l’évolution des arts qu’il relaye comme par la sienne propre, le cinéma l’identifie ici à l’aventure même. Vocation commune de l’artiste et du héros, qui entraîne à ne plus considérer la forme autrement que dans la mesure où elle enseigne la différence à travers sa beauté : volumes rebondis d’un cheval fauve, pattes grêlées d’un loup famélique, courbures abondantes et crevassées d’un plateau vallonné, buste figé d’un cerf stagnant entre deux eaux. Loin de cette autre naïveté qui consiste à ne plus vraiment croire au récit sous prétexte de "civilisation de l’image", Costner montre au contraire qu’il le juge impératif, non seulement parce qu’il permet d’articuler la durée narrative mais aussi et surtout parce qu’il intègre au poids des choses et des émotions le flux et le retrait qui ne les laissent pas figées. C’est d’ailleurs un autre défi que de les organiser, et l’enchâssement tout aussi souple de nombreux motifs jamais gratuits ni expédiés, mais toujours dessinés d’un trait sûr et consistant (le suicide inaugural de l’officier, le rôle du carnet de notes et de croquis qui finit en torche-cul entre les doigts d’un troufion illettré, les liens avec Oiseau bondissant, Dressée avec le poing et Cheveux aux vents), indique que l’objectif est superbement atteint.
Des paysages des Grandes Plaines à la brise qui les caresse en été, des flots clairs des ruisseaux dans les criques à la pluie battante qui transforment la terre en boue épaisse, des hautes herbes drues aux fines et légères graminées, des maigres buissons épineux des Badlands aux étoiles qui guident les éclaireurs, mais dont le nombre annonce les intarissables cohortes d’émigrants, du trot feutré de Cisco au vrombissement des milliers de bisons martelant le sol de leur charge infernale, le film donne généreusement à voir, à entendre et à ressentir. Ni désert ni grenier, comme on nommera plus tard les terres emblavées du Nebraska et du Dakota, cet espace traduit un univers doux et accueillant à qui sait le regarder. Comme Jeremiah Johnson, Dunbar s’épanouit dans la solitude complète qui permet à l’individu d’être tout à fait lui-même, à l’unisson avec les éléments. Le Paradis indien sert de vecteur à ce voyage initiatique, l’homme blanc pouvant s’y fondre, absorbé et vivifié par lui. Retrouver l’innocence par procuration en faisant à l’envers le parcours de sa culpabilité a toujours constitué l’itinéraire cathartique archétypal. Le héros agit en intercesseur compassionnel et expiatoire d’une civilisation criminelle. Mais pour parvenir à une telle identification, encore faut-il que le médium soit une vedette suffisamment charismatique pour focaliser nos désirs projectifs. L’ex-visage pâle devenu Danse avec les loups ne prétend pas modifier le cours de l’Histoire : il cherche simplement à concrétiser la sienne. Dans son obstination anachronique à exhumer le passé oublié de son pays, à célébrer l’honneur et la mémoire des Sioux, à témoigner de l’horreur du génocide, à agréger romantiquement les intérêts de la nature, de l’humanité et de toutes les espèces vivantes, Kevin Costner est de la même trempe. L’Amérique l’a reconnu comme l’un des siens, allant jusqu’à partager avec lui, le temps d’un hymne fraternel et idéaliste en forme de grand appel d’air, le calumet de la paix.
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Créée
le 23 juil. 2023
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