Years and tears
Film dossier traditionnel sur lequel les américains ont coutume d’exercer leur efficacité, Dark Waters est déjà légitime quant à son sujet, à savoir la toxicité des produits fabriqués et vendus à...
le 26 févr. 2020
59 j'aime
6
Derrière les vitres-miroirs infinies de sa tour d’ivoire, dans le recoin d’un bureau comme mille autres, photo de famille à gauche, stylos bien rangés à droite, se terre notre héros du jour : un avocat en droit privé, sorte de pion en costard des grandes pontes de l’industrie chimique. Chaque jour, il baisse les yeux devant des exactions ayant tout d’une évidence pour s’affairer à la réussite de sa belle carrière bien polie. Mais le jour où le destin le met face à sa propre conscience, à ses propres origines – un prolo, peut-être ? – il se retrouve obligé, pour la première fois, de faire un choix éthique. Dark Waters, comme bien d’autres films à dossier avant lui, aurait pu s’intéresser à ce dilemme – mais ce qui intéresse véritable Todd Haynes, comme on aurait bien sûr pu s’en douter, ce n’est pas tant les sursauts d’un individu face à sa propre servilité , mais davantage la poésie planante de la marginalité contemporaine : celle pour qui résister n’est pas un combat, mais un réflexe inconscient, quotidien, imperturbable.
C’était déjà une anomalie du Révélations de Michael Mann, en 1999 : le pot-au-rose, la clé de l’intrigue, le dossier, la « révélation » en elle-même, ce n’est pas le sujet. Les personnages n’ont d’ailleurs jamais vraiment l’air surpris lors de la scène très codifiée de l’annonce-choc : Nixon met sur écoute ses opposants, la clope ça tue, le téflon c’est tout aussi pire. Derrière le drame politique, on préfère parfois le drame humain – derrière les milliers de morts, on choisit la déroute d’un seul. C’est sans surprise la plus belle réussite de Dark Waters : aller chercher, dans ce destin solitaire, la tragédie cérébrale sans frasques et sans course-poursuites. Mark Ruffalo, tout en modestie et en retenue, porte le film sur ses épaules, enveloppant chaque plan d’une présence bienveillante, tranchant radicalement avec la parure glaciale des choix esthétiques d’Haynes.
Dark Waters finit malheureusement par être étouffé par son histoire : prisonnier du réel, des faits historiques – encyclopédiques ? – le style de Todd Haynes se retrouve figé, amorphe, et finit fatalement par ennuyer. De ses élans visuels morbides et oniriques ne demeurent quelques images, ici et là, avec l’impression désagréable que le cinéaste américain n’a jamais trouvé la clé de son film, la clé de son personnage, la clé de son sujet.
Ni un Don Quichotte environnemental, ni une allégorie anti-Trump, Dark Waters a les intentions des meilleurs Todd Haynes mais n’en acquiert jamais le souffle : ne demeure que ce parcours atypique, celui de son personnage principal, qui s’échappe de structures scénaristiques trop évidentes pour s’aventurer dans un au-delà psychique, intime, voire abstrait, qui dénote clairement au sein d’un genre fait usuellement de lieux communs. Avec pour seul antagoniste l’ombre imperceptible d’une bureaucratie impénétrable, Dark Waters n’en fait d’ailleurs jamais un portrait démoniaque : la réalité du cosmos de Todd Haynes, c’est que le monde est fait de nuances de gris. Sa palette de lumières est d’ailleurs ici exactement la même.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Films (re)vus en 2020 et Les meilleurs films de 2020
Créée
le 11 avr. 2020
Critique lue 1.7K fois
20 j'aime
3 commentaires
D'autres avis sur Dark Waters
Film dossier traditionnel sur lequel les américains ont coutume d’exercer leur efficacité, Dark Waters est déjà légitime quant à son sujet, à savoir la toxicité des produits fabriqués et vendus à...
le 26 févr. 2020
59 j'aime
6
Les Etats-Unis forment une nation suffisamment riche, puissante et multiple pour nourrir en son sein les deux dragons qui seront en mesure de s’affronter. C’est ainsi que ce vaste pays pourra porter...
le 29 févr. 2020
50 j'aime
13
"Non jamais la Cour, ni ses serviteurs ne vous trahiront dans le sens grossier et vulgaire, c’est-à-dire assez maladroitement pour que vous puissiez vous en apercevoir assez tôt pour que vous...
le 11 juil. 2020
27 j'aime
16
Du même critique
USA Network n’a pas vraiment le pedigree d’une HBO ou d’une Showtime. Avec son audience vieillissante et ses séries sans prises de têtes, on peut dire que Mr. Robot ressemble à une anomalie dans la...
Par
le 5 sept. 2015
274 j'aime
16
Le nouveau film MCU biannuel est donc le très attendu Avengers 2 – et encore, c’est un euphémisme. Après un premier volet (ou était-ce le sixième ?) globalement maîtrisé dans le style Marvel Disney,...
Par
le 22 avr. 2015
228 j'aime
32
Dès sa longue introduction et son générique, Stranger Things donne le ton : on connaît cette musique, ces geeks à vélo et cette incursion du surnaturel dans le quotidien d’une campagne américaine. La...
Par
le 16 juil. 2016
195 j'aime
21