Encore une fois, c’est du documentaire qu’est venue l’incarnation, soit ce moment rare où le réel, la chair et la matière s’incorporent dans un dispositif cinématographique, lui conférant la force, la beauté, mais aussi l’antique cruauté du vivant. Venus de l’anthropologie, Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor prolongent avec De humani corporis fabrica le traité d’anatomie éponyme d’André Visale et exposent donc la fabrique, la machinerie, la tuyauterie du corps humain, déployant l’imagerie exploratoire de la médecine moderne – opération à crâne ouvert, endoscopies, chirurgie oculaire ou accouchement par césarienne – selon les lois de la perspective expérimentale, procédant par là même au retour de la corporalité, jusqu’alors relégué dans les ténèbres, dans le domaine du visible. L’horizon soudainement ouvert au regard du spectateur, la science-fiction n’aurait pas pu l’inventer, incapable de réunir sous un même régime plastique l’exactitude de l’enregistrement scientifique et le foisonnement d’abstractions délirantes, l’engendrement du monde biologique et son extension permanente à une dimension cosmique. Quel plan pourrait mieux raconter le vertige des échelles que ce gros plan d’un œil sanguinolent, semblable à une naine rouge au bord de l’effondrement ? Comment mieux rendre compte de la violence de l’arrachement au paradis amniotique qu’en filmant ces mains qui écartèlent le ventre maternel ? Et que dire de ces pinces de métal qui serpentent à travers les tissus, manipulent et ablatent les organes, comme animées de leur volonté propre, sinon que leur puissance d’évocation ouvre une fenêtre terrifiante sur les lendemains post-humains ?
Des abysses comme des entrailles : Léviathan (2012) mettait en rapport la primitive puissance des océans et leur exploitation par une pèche industrieuse, De humani corporis fabrica lie constamment le corps social et l’organisation anatomique qui le fonde. Castaing-Taylor et Paravel filme l’hôpital public comme une instance physiologique nécrosée, dotée de son système nerveux et de son système digestif, où le corps individuel est toujours saisi par la loi du nombre. Le geste est éminemment politique, puisqu’en plus de documenter concrètement l’effet des austérités successives sur le système de santé (un outil défaillant engageant le succès d’une opération et le pronostic vital d’un patient, par exemple), il rappelle que la médecine doit sans cesse repousser le processus de déshumanisation que produisent sa technicité et son aspiration téléologique à dépasser notre finitude naturelle – il est des frontières qui ne seront franchies qu’une fois.