Factice Instinct
Jamais. Non, jamais je ne suis parvenu à rentrer dedans. On aura beau mobiliser tous les arguments formalistes qui soient – arguments que ce Decision to Leave peut fournir à foison et ça je l’entends...
le 3 juil. 2022
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… allez vous faire foutre! Écoutant attentivement Jean-Paul Belmondo, Park Chan-Wook ne rechigne à aucun décor, et se montre même zélé en bon paysagiste: se mêlent dans son nouveau film, Decision to Leave, montagne meurtrière, mer mystérieuse, jardin secret et skylines imposantes. Tels des haïkus, les décors sont captés par la caméra avec une précision chirurgicale et une netteté qui transforment même le moindre appartement en habitat somptueux, loin des taudis insalubres ou de la crasse de sa trilogie de la vengeance. Dès lors , on aperçoit bien comment avec ce nouveau long-métrage, six ans après Mademoiselle, Park Chan-Wook adopte un style bien plus feutré, toujours pas avare en effets de mise en scène, mais plus subtil, et surtout moins explicite dans ses récits de violence et de vengeance. En un mot, plus net, à l'image de l'image, plus à la surface, moins f(l)ou. Passé la courte contemplation de la photographie de Kim Ji-yong, caméra-man sur Parasite, on se demande alors curieusement pourquoi adapter Sueurs froides, Vertigo, car il s'agit dans ce récit de détective obsessionnel d'une évidente référence, par cette mise en scène, qui n'a rien de vertigineuse à proprement parlé, par ce film, qui n'est ni spirale ni ruban, mais simple copie, bien travaillée, mais rudement plate.
En réalité, ce qui ressort véritablement, c'est la forme d'une coquille, vide, creuse, emplie d'un rien dont l’immensité immuable effraie. Car dès le départ toutes les cartes du récit et de sa mise en scène sont révélées, et si d'aucun s'attendrait à une perversion de ces lieux-communs, Park n'y va jamais, préférant semble-t-il s'obstiner à un exercice de style, réussi, mais étrangement vain de la part du réalisateur de Sympathy for Mister Vengeance. La figure de la femme fatale n'est ainsi jamais déployée, elle est plus prévisible que surprenante, n'arrivant à manipuler que le pantin qu'est le personnage principal, mais apparaît dès le départ, sans une once de mystère. La dualité du récit ne prend donc pas, et se transforme en unicité d'une marée lancinante qui recouvre lentement le sable d'une plage déjà bien trop contemplée.
Pourtant, au sujet de son film, le réalisateur prétend également une ambition autre que visuelle, autre que policière, mais romantique, ou même follement romantique, puisque le long-métrage tente de plonger dans l'abîme de l'obsession amoureuse. Au fond, rien de bien neuf, puisque le récit se contente alors de suivre toujours la même lignée que Sueurs froides, l'amour d'un détective pour sa suspecte. Les deux œuvres se centrent également sur une même idée du regard: car le détective, par essence, est une figure hautement cinématographique, comme guide du récit, il est symbole de voyeurisme, scrutant ses cibles tel le spectateur retranché sur son siège. Ainsi, dans les deux œuvres, le regard lui-même est fixé en contre-champ sur l'image, dans l'invisible, et influence les récits. Dans Sueurs froides, c'est lui bien sûr le témoin oculaire de la mort, l'iris de la spirale, mais c'est surtout celui qui reconstruit, fait renaître, met en scène véritablement, quand John, Stewart, rencontre la sosie de Madeleine, Novak, l'habille matériellement et la déshabille du regard, tandis que dans Decision to Leave, le regard est un lien, entre la vie et la mort, puisqu'on nous indique que la majorité des morts décèdent les yeux ouverts, comme marqués par leurs dernières visions, fantomatiques, entre les personnes séparées par la barrière de la langue (elle est chinoise, lui est coréen). Le regard est alors autant marque d’Éros et de Thanatos, dans tous les cas marque d'une intensité foudroyante. Mais si la folie oculaire de Sueurs froides fonctionne par la confrontation de la banalité de James Stewart et la mystérieuse sensualité de Kim Novak, et l'ingénieuse, impénétrable mise en scène hitchcockienne, l'amour de Decision to Leave ne convainc peu: ni passionnel, ni fou, simple chimère retranscrite par une image sobre, la relation devient amourette, pâle tragédie, tout comme le lien visuel cède souvent au raccrochage Google Traduction.
Finalement, le lien encore plus hitchcockien, la raison et la signification de l'échec de Park Chan-Wook tient bien lieu dans les paysages, décors. Si Park reprend de Sueurs froides la mer, reflet d'une tempête mentale, il recrée surtout la construction de La Mort aux trousses. Négatif de Sueurs froides, puisqu'en apparence plus léger et commençant par la trahison, la grâce du film, lui qui se nomme en anglais "North by Northwest", réside avant-tout dans sa gestion spatiale qui prend même le dessus sur le récit, l'espace transmutant le scénario, grâce que voudrait quelque part reproduire Park Chan-Wook. Ainsi, il reprend la montagne du film pour en faire son introduction, tandis que le désert que parcourt initialement Roger, Grant, laisse place à la déambulation finale de Hae-jun, Park Hae-il (The Host), sur la plage désolante. Si ces décors sont en apparence beaux, leur beauté laisse de marbre, comme le reste du film, glacial, tout simplement car Park n'est peut-être pas un réalisateur d'espace, mais de personnages, de corps. Hitchcock, lui, traitait ses décors, non pas comme des arrières-plans théâtrales, mais comme des extensions des personnages et des situations, comme les personnages et situations mêmes: il n'y a qu'à voir le vertige qui ressort de la tour de l'abbaye de Sueurs froides, le mystère de la tempête marine, le fantomatique de la forêt californienne de sycomores, le danger inhérent du désert de La Mort aux trousses. Chez Park Chan-Wook, l'espace était auparavant diminué à sa forme la plus abstraite possible pour faire ressortir personnages (le sourd-muet de Sympathy for Mister Vengeance notamment) et leurs occupations corporelles du plan (la chorégraphie dans un couloir des plus banals dans Oldboy). Alors qu'ici décors éblouissants sont placés au-dessus de personnages autrement banals, que la somptuosité des plans voudrait remplacer le charnel d'une violence autrefois explicitée, on ne peut donc que constater l'échec de Park Chan-Wook, et répondre que non, on n'aime ni mer, ni montagne.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Pas de doute, celui-là je le verrai sur le grand écran, pas sur la petite lucarne : 2022 et 2022, classement progressif d'une année
Créée
le 4 juil. 2022
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