Partie de campagne
Deux hommes, allongés à même le sol, méditent sur la terrasse d'une villa indienne. Avec une indolence proche de la torpeur, ils regardent dans le vague. Il fait chaud. Tout est calme. Des animaux...
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le 5 avr. 2015
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Deux hommes, allongés à même le sol, méditent sur la terrasse d'une villa indienne. Avec une indolence proche de la torpeur, ils regardent dans le vague. Il fait chaud. Tout est calme. Des animaux passent à proximité. Tout juste perçoit-on le tintement étouffé de leurs clochettes. Les bruits disparaissent dans la touffeur de l'air. Le temps est suspendu. La caméra est immobile, légèrement en retrait comme pour ne pas troubler la lassitude désabusée qui enveloppe les propos échangés : "Un tel endroit, dit l'un, ajoute des années à la vie. — Mais est-il nécessaire de la rallonger ?", répond l'autre... Et soudain un geste interrompt la rêverie : leur ami met le feu à un numéro du Statesman, un grand quotidien citadin, comme on coupe un cordon ombilical. Ils se disent qu'une marche dans la forêt leur ferait du bien. Ils viennent d'arriver dans cette région reculée et sauvage pour quelques jours de vacances enfin libératrices, ils ont de l'argent et l’envie de sortir des sentiers battus. Voici donc Ashim, jeune cadre prometteur, fier et ténébreux, Sanjoy, contremaître timide et distant, Hari, joueur de cricket aux lisières de la dépression suite à une rupture amoureuse, et Sekhar, chômeur et boute-en-train plus ou moins malgré lui. Ils entendent bien profiter joyeusement des spécialités qu’offre le folklore local : alcool, fête foraine et demoiselles de petite vertu. Au lendemain d’une beuverie carabinée, deux jeunes femmes vont entrer dans leur vie, comme sorties d’une toile impressionniste. Cultivées, adroites, intelligentes, installées chez l’un de ces bourgeois éclairés et respectables qui ont toujours fait le miel du cinéaste, elles s’amusent de la compagnie de ces visiteurs, les mènent gentiment par le bout du nez. Et au-delà de la mondanité des propos échangés, chacun va vite sentir l’aura qui l’entoure comme un sortilège, un frémissement indicible. Est-ce la voix apaisante de Jaya, sont-ce les silences d’Aparna qui ajoutent à la magie ? Des Jours et des Nuits dans la Forêt commence comme une partie de plaisir pour finir en véritable parcours spirituel. C’est une comédie de mœurs d'un raffinement exquis, dont chaque plan est une pièce d'orfèvrerie, et dont la nervosité intense est plutôt rare chez le seigneur de Calcutta.
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Dès les premières minutes émane en effet une impression forte et troublante pour un film de Satyajit Ray. Plus la caméra mutine et agile suit ces quatre compagnons à bord de leur petite voiture, plus on les voit et entend se chamailler comme des adolescents tardifs et insouciants, potaches et un peu protégés, et plus on sent que le cinéaste s'inscrit en rupture avec une tradition fondatrice sur laquelle il s'est souvent appuyé à ses débuts pour ensuite s'en éloigner : celle du mélodrame épique. La fluidité du récit de leur installation, leur péripétie avec le gardien dont ils graissent la patte pour pouvoir se faire héberger dans un superbe bungalow de villégiature qu’ils n’ont pas le droit d’occuper, le ton guilleret avec lequel sont exprimés leurs bouderies et leurs petits problèmes de voisinage viennent encore déstabiliser un peu plus tant l'amplitude des oppositions semble réduite, tant la gaieté domine dans cette évocation de la rencontre entre rats des villes et rats des champs, avec pour scène ce décor si simple et si beau qu’offre l’immense forêt de Palamau. L'objectivisation constante du point de vue, sans renoncer au savant travail d'épinglage des contrastes, confrontations, désirs, lâchetés et autres menues turpitudes de comportement, atteint une telle subtilité, refusant tous le sentiers dramatiques convenus, que Ray surprend un peu plus encore par son minimalisme. Si le réalisateur parsème son scénario d'amorces de conflits et de tensions potentielles, il s'arrange toujours pour les neutraliser ou les résoudre sans pathos ni tragique. La comédie champêtre glisse tranquillement vers la satire et, sans jamais se départir de son fond burlesque, ménage des plages de pure douceur entre une pitrerie et un coup de griffe. Avec l’intrusion d’un septième personnage, Duli, jeune indigène qui s’offre facilement aux estivants et propose même d’en être la femme de ménage pour deux roupies par jour, le film bascule soudain vers des préoccupations que l’on pressent plus inquiétantes : confrontations ethniques, réflexes de caste, mélancolie indienne.
Mais ce qui intéresse vraiment l’auteur est d'éviter le drame pour mieux s'attacher au temps, déroulé dans ses méandres, ses subtiles alternances, ses infimes renversements, ses enchaînements d'apparence fortuite et ses harmonies légèrement dissonantes. La nature apparaît alors avec toute sa force : c'est la fête villageoise qui sent la terre et le bois, rythmée par les danses de femmes piétinant le sol de leurs pieds nus. La caméra plonge dans les plis des tissus, étreint les hanches, enserre les tailles. Ce registre, qui se refuse à tout effet démonstratif, à tout recours au rebondissement, coïncide avec l'autre rive du Fleuve de Renoir — sur lequel Ray a commencé comme assistant, et dont le choc fondamental le conduisit au cinéma. L'image et le geste répondent à la parole comme cette main de la femme laissant filer quelques grains de sable tandis qu’en elle affleurent réminiscences et traumatismes : le suicide du frère, l'incendie de forêt... On n'en saura pas plus, car déjà l’histoire mène ailleurs, tel un bouchon dans l'eau. Ainsi du jeu, lors d’un déjeuner sur l'herbe, où chacun doit se souvenir des noms d'hommes célèbres que les autres concurrents ont prononcé avant lui, et dont les vainqueurs sont également les dupes. Dans cet effort de remémoration où s’activent les automatismes des personnages, Ray retravaille, tout en révélant un peu plus les personnalités, une des questions essentielles de son œuvre : la richesse et l'impureté de toute culture, particulièrement dans le monde moderne. Kennedy côtoie Gandhi, Mao Tsé-toung et Karl Marx, tout comme les Beatles sont rangés à côté des disques de musique indienne traditionnelle. Le langage lui-même est porteur de cette acculturation, de ces mixages, de ces collages qui ne sont pas seulement principes de juxtaposition mais aussi porteurs de sens. On parle anglais quand on veut épater les filles et cacher son ridicule d'être surpris, presque nu et couvert de savon. On twiste la nuit sur les routes quand on a un bon coup dans le nez et que la neurasthénie nous guette. La mémoire se fait ludique, elle dissimule une dialectique qui n'a rien à voir avec les faux antagonismes passé-présent ou ville-campagne, elle joue sans cesse au yoyo entre les époques, les langues, les espaces. Et parfois même elle flanche, comme celle d'Aparna, prise d'un trouble qu'elle ne comprend pas.
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Ainsi cette mémoire d'apparence légère vient progressivement charger le récit frivole d'une profonde gravité. Ce sont les affres de l'injustice, de la menace, du passé qu'on évoque : les deux femmes à propos du suicide et du feu, l'homme accusé arbitrairement de vol, les servantes virées sans ménagement, le serviteur tapi dans les bois, l’épouse du gardien malade... Sans pathos, les sentiments émergent de façon contradictoire au gré des rencontres. Premiers contacts, quiproquos, rendez-vous manqués, retrouvailles, gaieté... Le film s'en tient volontairement aux jeux d'approche de Jaya et d’Aparna, aux prémices. L'une laisse son numéro sur un billet de cinq roupies à l'homme qui la séduit, mais n'est-ce pas précisément ce billet qu’Ashim va donner au gardien en partant ? Le paquet en forme de gâteau offert par le gouverneur juste avant le départ des quatre protagonistes, à la fin du film, n'est-il pas là aussi pour faire œuvre de mémoire amoureuse ? Que trouve-t-on dans la boîte ? Des œufs. Et c'est au tour du spectateur d'être mis au défi. Se souvient-il que c'est justement en cherchant des œufs qu'Ashim a fait la connaissance d'Aparna ? Ashim se souviendra-t-il même de cette femme, de retour à Calcutta ? Le long-métrage ne le dit pas : il se termine, comme Pauline à la Plage de Rohmer, sur l’image d’un portail qui se ferme et d’une voiture qui s’éloigne, laissant le temps faire son tri et son ouvrage.
Au fur et à mesure qu’il progresse, le film devient scène de la conservation ou de l'oubli, pulsion du désir, nostalgie, mouvement inabouti. Si Sanjoy ne peut assumer l'offre sexuelle qui lui est faite (Jaya se pare de bijoux, prend sa main et la place contre sa poitrine, avant d’essuyer l’humiliation de l’échec), si Hari s’aperçoit que Duli n'est pas un objet à posséder, Ashim fait la découverte d'une femme, d'une autre vérité, mais aussi sûrement d'une autre identité pour lui-même. Sur une plage de sable déserte trouée par deux arbres, alors qu'on entend au loin les percussions des Santhals, les deux personnages s’exposent de façon mutuelle, progressive, et Ray joue admirablement de l'utilisation de l'espace divisé par les arbres dans son découpage. En recourant à un intimisme très allusif, Des Jours et des Nuits dans la Forêt s’impose comme un opus majeur et singulier dans l'œuvre de son auteur. D’une structure quasiment musicale, il est peut-être l’un de ceux qui en apprend le plus sur la sensibilité du cinéaste, son souci démocratique permanent, l’intégrité supérieure de sa morale d’artiste et sa vitalité parfois au bord de la colère. Il peaufine son épure a-dramatique telle une fine arabesque, aussi translucide que ce noir et blanc plus blanc que noir qui inonde l'écran, liant et déliant le travail du temps qui assujettit le spectateur en le soumettant à son plaisir et à son épreuve. Ce temps-là ne donne pas la clé de son déroulement, conserve son mystère que seule Aparna semble partager sous son sourire énigmatique et ses silences qui en disent long. Il est encore plus porteur d'opacité que ce que les gestes, les regards, les gros plans de visages suspendus aux airs égarés laissent entrevoir sans jamais résoudre. Il s'écoule tranquillement, amenant ses flux d'inattendus, son flot de mystère, ses conjonctions étranges. Jamais il ne livre totalement son secret. Et c'est imprégnés de désir que nos quatre jeune héros repartent vers la ville. Plus naïfs, plus insouciants, plus joyeux aussi. Apaisés par la conviction d'avoir été compris et aimés en dehors du "jeu social", en quelques jours et quelques nuits dans la forêt, loin des cités dont les lois implacables sont comme des étouffoirs où vient s'éteindre le cœur des hommes.
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le 5 avr. 2015
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