Vers un nouveau cinéma écologiste ?
Le film Désordres de Cyril Shaublin s'inscrit dans une tendance cinématographique qui semble émerger depuis quelques années : celle d'un regard renouvelé sur la nature, l'écologie et notre rapport au vivant.
Plutôt que de proposer une critique centrée sur Désordres — déjà largement commenté, notamment dans cet entretien avec François Bégaudeau que je vous invite à écouter —, j'aimerais ici explorer ses filiations, ses résonances mais aussi ses divergences avec d'autres films récents : First Cow de Kelly Reichardt et Il Buco de Michelangelo Frammartino (dont j'ai déjà fait la critique ici et là). L'objectif est d'interroger la manière dont ces cinéastes conçoivent un "cinéma écologiste", à travers leurs choix esthétiques, narratifs et politiques.
Au-delà de leur approche contemplative et de leur représentation du monde naturel, ces films semblent aussi partager une critique implicite de la modernité, du capitalisme industriel et des logiques d'exploitation des ressources. Ils interrogent la place de l'humain dans son environnement et proposent une alternative au rythme effréné du développement, en mettant en avant des temporalités longues et des pratiques en marge du progrès technologique.
Le refus du spectaculaire et la lenteur contemplative
L'une des caractéristiques fondamentales de ce "nouveau cinéma écologiste" est son rejet du spectaculaire et son adoption d'un rythme contemplatif, où l'action et les dialogues sont souvent réduits au minimum. Plutôt que de chercher à capter l'attention par des rebondissements narratifs ou une mise en scène dramatique, ces films invitent le spectateur à une observation patiente, en accord avec le temps naturel. Ils proposent ainsi une immersion qui dépasse le simple récit, pour toucher à une expérience sensorielle et méditative du rapport entre l'homme et son environnement.
Dans Désordres, Cyril Shaublin adopte une mise en scène fragmentaire qui met en avant les gestes et les routines du travail horloger, plutôt que le développement d'une intrigue linéaire. Ce choix formel crée une impression de distanciation, laissant place à une observation minutieuse du quotidien des ouvriers et de leur rapport au temps, dans une époque marquée par la rationalisation industrielle. En résistant au rythme effréné de la production, le film transforme chaque mouvement en un élément de contemplation.
Cette approche trouve un écho dans Il Buco, qui explore avec une patience infinie la descente de spéléologues dans un gouffre profond. Ici, la lenteur n'est pas un effet de style, mais une manière de traduire la méticulosité de l'exploration et la confrontation entre l'humain et une nature silencieuse et indifférente. La mise en scène épure le moindre geste, transformant l'expérience du spectateur en une sorte de contemplation extatique.
De son côté, First Cow adopte une temporalité similaire, en suivant la relation naissante entre Cookie et King-Lu, deux hommes en marge du capitalisme naissant de l'Ouest américain. Reichardt filme avec délicatesse leur quotidien fait de gestes simples — cuisiner, chercher du lait, préparer des gâteaux — et place la nature au centre de leur trajectoire. Ici encore, la lenteur est une manière de résister à l'accélération de l'histoire, de suspendre le temps pour mieux observer une société en mutation.
Dans ces trois films, la contemplation devient donc un outil narratif et politique, qui permet d'interroger la place de l'homme dans un environnement en mutation. Cette lenteur assumée résonne comme une critique de la modernité industrielle, en proposant une alternative au rythme effréné du monde contemporain.
Une critique implicite du capitalisme et du développement industriel
Au-delà de leur forme contemplative, ces films proposent une critique discrète mais puissante du capitalisme et de ses conséquences sur le monde naturel et social. Ils s'interrogent sur l'accélération du progrès, la transformation du paysage et les logiques d'exploitation qui redéfinissent la relation entre l'humain et son environnement.
Dans Désordres, Cyril Shaublin met en lumière l'impact de l'industrialisation sur une communauté ouvrière suisse du XIXe siècle. L'organisation du travail horloger est marquée par une rationalisation extrême du temps et une perte de l'autonomie des travailleurs, illustrant comment la modernité redéfinit les valeurs humaines et écologiques. La mise en scène, fragmentaire et délibérément détachée, reflète ce basculement vers une société régie par l'efficacité et la productivité.
Il Buco adopte une approche différente mais tout aussi parlante : la descente des spéléologues dans une grotte millénaire semble opposer le temps géologique, immuable et cyclique, à la modernité qui se déploie en surface, où les gratte-ciels surgissent comme des symboles d'un progrès effréné. Ce contraste entre l'ancien et le nouveau invite à une réflexion sur la fragilité des équilibres naturels face à l'urbanisation galopante.
De son côté, First Cow revient aux origines du capitalisme en Amérique du Nord et met en scène des exclus d'un système en pleine expansion, contraints à des stratégies de survie marginales. Reichardt filme la naissance d'une économie basée sur l'exploitation des ressources naturelles et humaines, soulignant la précarité de ceux qui ne peuvent s'y insérer. Ici encore, la modernité est présentée comme un processus ambivalent, qui ouvre de nouvelles possibilités tout en écrasant ce qui préexistait.
L'humain décentré : nature et paysages comme protagonistes
Un autre aspect essentiel de ce cinéma écologiste est le décentrement de l'humain dans le cadre narratif et visuel. Ces films ne considèrent plus les personnages comme l'axe central du récit, mais les intègrent à un environnement plus vaste, où la nature et les paysages deviennent de véritables protagonistes.
Dans Désordres, la mise en scène joue avec cette idée en proposant des plans fixes, souvent cadrés comme de grands tableaux, où les humains sont relégués à la marge de l'image. Le film joue de manière ludique avec cette dynamique en intégrant des scènes où les personnages doivent "sortir du plan", un prétexte narratif (les ouvriers devant quitter le champ pour permettre les photographies de l'usine) qui résonne comme une métaphore plus large de la place réduite de l'homme face à son environnement.
Cette idée se retrouve dans Il Buco, où les vastes paysages des Abruzzes et la grotte filmée dans son mystère profond dominent l'image, éclipsant les explorateurs. Le gouffre lui-même devient un personnage silencieux, un témoin indifférent au passage de l'homme.
Dans First Cow, la forêt et la rivière structurent le récit autant que les protagonistes, et la vache éponyme, qui donne son titre au film, devient un pivot de l'histoire, symbolisant la relation fragile entre l'homme et la nature.
Dans ces films, la nature n'est pas simplement un décor, mais un personnage à part entière, un témoin silencieux des interactions humaines. Elle représente un équilibre ancien et stable face aux bouleversements imposés par l'homme. L'accent est mis sur la photographie et la captation du son naturel pour ancrer le spectateur dans l’expérience sensorielle du film. Les bruits du vent, des gouttes d'eau, et des animaux sont utilisés non pas comme simple accompagnement, mais pour immerger le spectateur dans une expérience qui célèbre la nature et critique la dissonance entre le bruit naturel et le tumulte de la civilisation moderne.
Conclusion : vers un cinéma écologiste ?
Ces films ne se revendiquent pas comme des manifestes écologistes, mais ils redéfinissent notre manière de voir et de penser le monde à l'écran. Par leur mise en avant de temporalités longues, leur esthétique du minimalisme et leur refus du spectaculaire, ils opèrent une critique subtile de l'accélération moderne et des logiques extractivistes. Ce "nouveau cinéma écologiste" ne passe pas par l'argumentation didactique ou la mise en garde explicite, mais par une transformation du regard, un décentrement de l'humain et une revalorisation du monde naturel.
Ces films apparaissent ainsi comme une réaction à l'inquiétude croissante face aux crises écologiques et sociétales contemporaines. En réintroduisant la lenteur, l'observation et la contemplation, ils offrent un espace de réflexion face aux bouleversements du présent. Cette approche les inscrit dans la continuité d'un cinéma contemplatif, comme celui de Terrence Malick, mais avec une focalisation plus marquée sur la place de la nature en tant que témoin et victime des transformations humaines. Ce cinéma ne cherche pas tant à dénoncer qu'à faire ressentir, à nous plonger dans une expérience sensorielle qui redonne une voix à ce qui, dans le tumulte du monde moderne, tend à être oublié.
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