Désordres est un événement cinématographique. Cyril Schäublin parvient à parler du monde ouvrier de manière assez inédite en utilisant le rapport au temps. C'est là que c'est fabuleux parce qu'on va s'intéresser à des ouvrières dans une usine de montres, dans une ville où une guerre temporelle est menée être les partisans de l'heure de l’Église, l'heure locale, l'heure du télégraphe, l'heure de l'usine, le tout baignant dans le léger bruit du tic tac des horloges. Et qui dit ouvrières à la fin du XIXe siècle, dit performances chronométrées et donc des stratagèmes pour gagner du temps, pour gagner quelques centimes de plus, pour pouvoir vivre un peu.
L'omniprésence du temps est vraiment le point central du film, on ne compte pas les gros plans sur les montres, qu'on fabrique, qu'on démonte, dont on chronomètre la fabrication... Notons aussi ces plans sur la monnaie qui s'échange... Mettant le temps et l'argent sur un pied d'égalité au niveau de la mise en scène, pour illustrer la métaphore bien connue : le temps c'est de l'argent.
L'autre élément important du film, c'est la photographie (une sorte d'avant garde des NFT pour les plus jeunes qui ne voient pas ce que c'est). Le film commence sur une scène où des femmes (les cousines de Kropotkine) prennent la pose. Et encore une fois c'est brillant comme idée, car la photo ce n'est pas instantané à l'époque, il faut poser pendant 20 secondes. Déjà une occasion de nous faire entendre le cliquetis de la mécanique des horloges. Mais surtout, la photo immortalise, elle sort du temps et j'ai envie de dire : comme le cinéma.
Une des cousines raconte que Kropotkine était amoureux de quelqu'un de déjà mort dont il possède une photographie. Les ouvrières s'échangent des photos de meneurs anarchistes parfois eux aussi déjà morts. Et si dans le film la photo en tant qu'objet est vu comme une marchandise, elle est également montrée comme un outil émancipateur qui permet de sortir de la logique capitaliste de la rentabilité pour s'inscrire dans la durée, même après la mort. Surtout je dirais qu'il y a une égalité, une égalité entre l'anarchiste et le roi, dont les photos coutent le même prix (sauf si on se rend compte qu'il y a un intérêt tout particulier pour une photo, bien évidemment, il n'y a pas de petits profits).
Tout ça pour dire que c'est bien évidemment un film qui va épouser les thèses anarchistes, qui va montrer l'absurdité de chronométrer un travail de précision tel que celui de monter une montre. On voit dans le mouvement ouvrier s'organiser petit à petit, organiser des caisses de grève pour l'international, travailler la solidarité entre tous les travailleurs, tout en refusant le cirque bourgeois du nationalisme et la vénération de celui-ci.
Notons le chant magnifique des anarchistes à leur kermesse, seul moment musical du film.
Et si le film fonctionne si bien c'est parce que Cyril Schäublin filme le travail, on voit vraiment les ouvrières assembler les montres. La mise en scène est un travail d'orfèvre puisqu'à chaque fois la composition est magnifiquement bien travaillée pour avoir plusieurs choses à regarder dans le plan, le contre-maître, les ouvrières au travail, la signalétique quasiment dystopique... J'adore ce plan où Kropotkine va émettre un télégramme, où on voit des dizaines de personnes faire la queue, avec le petit écriteau avec marqué qu'il faut être bref, car le temps est précieux. C'est absurde... et ça l'est d'autant plus que le film est lent. Tout est lent... On est vraiment en Suisse.
D'ailleurs vu qu'on est en Suisse, le passage du français à l'allemand de manière naturelle dans les conversations, ça rajoute vraiment de l'authenticité.
Notons aussi que Cyril Schäublin se fait un malin plaisir à montrer comment la bourgeoisie se défend face aux anarchistes, comment elle est sournoise derrière son verni démocratique.
Puis forcément il y a une sortie de crise à cette logique temporelle, à cette logique de rentabilité et quelle sortie de crise ! Peut-être la plus belle qui soit : une femme qui explique dans les moindres détails son métier à un homme, l'homme qui sourit... et qui dit qu'il comprend... (menteur) et là l'horloge s'arrête... L'amour ne répond pas encore à la logique capitaliste.
Chef d’œuvre.