Dans le film, il y a une trouvaille en forme de fil-rouge, qui investit chaque scène. Lors des rencontres de Sandra avec ces collègues, il y a toujours une séparation dans le cadre, qui peut être un ligne droite quand la réponse est sèche, ou une courbe quand il y a une hésitation, où un assemblages d'autocollants bleus quand le personnage accepte, puis doute finalement. Cela pourrait être lourd si les Dardenne ne croyaient pas totalement en ce qu'ils filmaient. Alors ce qui peut paraître comme un programme mécanique devient autre chose. C'est l'affirmation d'une esthétique qui est à l'oeuvre ici. Une esthétique de la lutte, de la destruction des barrières.
Si le cinéma est bien, comme la définition que je m'en fais, le moyen de faire éclore des rencontres, d'opérer un glissement vers les autres, de détruire les barrière existant entre les corps pour enfin faire en sorte qu'ils se rencontrent dans le cadre et deviennent des êtres humains, des personnages ; alors Deux jours, une nuit est le plus beau film sur le cinéma, sur ses possibles, qu'on verra avant longtemps. Il y a une rage dans le cinéma des Dardenne. Mieux - il y a un rêve, celui "d'être cet oiseau qui chante là-bas" et que Marion Cotillard regarde hors du champs. Il y a le cadre, qui enferme. Et que le personnage va apprendre à ouvrir, littéralement, avec ses doigts, en passant ses mains sur la barrière, en marchant vers la lumière du jour, en regardant sa tristesse dans les yeux - écouter "La Nuit n'en finit plus" dans la voiture, et monter le son.
Le film est au niveau d'un poème, contemporain, lumineux, d'une tristesse folle. Une façon unique de filmer la ville, de filmer quelqu'un qui marche comme à l'origine du cinéma. Retrouver du mouvement, relier les maisons qui s'éloignent, l'espace qui se tend et qui ne dessine plus rien. Recréer une cité des hommes, ensevelie sous la solitude. Les Dardenne ont cette puissance là : mine de rien, c'est un monde rêvé qu'ils font resurgir. Un royaume légendaire qu'une petite fille trop triste aurait retrouvé en voulant échapper au monde des adultes. Ce qui travaille viscéralement le film, c'est la figure du conte, cruel et euphorique.
Et je réagirais à ce propos aux critiques qu'on a pu adresser au film à l'occasion de sa sortie : que le film suivrait une "logique d'humiliations". C'est faux et atterrant. Dire que le film humilie son personnage, c'est justement ne pas voir ce que les Dardenne, pas essayent de faire, mais font, clairement, précisément, subtilement : à détruire cette barrière qui découpe le cadre, et à se faire rencontrer enfin les corps. Pendant dix minutes au début du film, la question qu'on se pose à chaque rencontre est "va t-il accepter ou non ?". A la fin, cette question s'efface, et devient "qui est ce personnage, pourquoi résonne-t-il comme cela ?". Pendant une heure et demie, le film n'aura pas pris d'autres chemins que de faire que cette question sur l'autre, l'autre qui a le pouvoir de faire changer l'issue, soit différente, plus profonde, plus belle et moins humiliante, justement. Et cette fin, sublime, justifie ces questions que les Dardenne ont fait résonner en nous : il y a une minuscule ouverture, le film s'engouffre dedans. Sandra sourit et repart dans cette petite ville où deux jours et deux nuits elle a circulé vraiment pour la première fois, parce qu'elle a brisé cette barrière qui la séparait des autres.