Signé Kapadia
En 2011 sortait « Senna » d’Asif Kapadia. Un tournant… Qu’on aime ou pas la Formule 1 ; qu’on aime ou pas le documentaire ou bien même tout simplement qu’on aime ou pas ce « Senna » en particulier,...
le 19 mai 2020
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En 2011 sortait « Senna » d’Asif Kapadia.
Un tournant…
Qu’on aime ou pas la Formule 1 ; qu’on aime ou pas le documentaire ou bien même tout simplement qu’on aime ou pas ce « Senna » en particulier, force nous est tout de même de constater que ce film a marqué l’histoire du cinéma.
Après plus d’une décennie durant laquelle la fiction n’arrêtait pas d’emprunter ses codes au documentaire afin de faire plus vrai ; de faire plus immersif, voilà que « Senna » opérait soudainement la démarche inverse : emprunter aux codes de la fiction pour transcender le réel.
Rajout de bruitages pour favoriser l’immersion. Réflexion sur le montage et la musique pour générer du suspense et de la tension. Recherche d’une structure narrative claire pour faire ressortir les traits les plus saillants du sujet (ici en l’occurrence la tragédie) : Kapadia entendait faire de son documentaire non pas seulement une source d’informations, mais il voulait en faire aussi une source de sensation et – mieux encore – de sens.
En usant de l’artifice non pas pour tromper mais pour enrichir notre rapport au vrai (ce qui le distingue selon moi d'un « Apocalypse » réalisé deux ans plus tôt ), Kapadia a clairement ouvert une porte dans laquelle, d’ailleurs, beaucoup se sont depuis engouffrés.
Rappeler cela avant de parler de « Maradona » est essentiel car en huit ans de temps, le spectre de « Senna » est toujours là, rodant sur le monde du film documentaire, et surtout rodant sur son auteur : Asif Kapadia.
« Senna » fut tellement efficace en son temps que depuis nombreux furent les films à reprendre sa formule sans presque rien en changer. La simple profusion de documentaires sur d’autres légendes du sport automobile comme « McLaren », « Williams » ou « Ferrari » est en cela assez révélateur du chemin ouvert mais aussi du piège tendu. Quand bien même chacun de ces films fut efficace, ils contribuent tous à instaurer une routine, à imposer un sujet, à inciter à la répétition.
D’ailleurs Kapadia a pu lui-même juger de toute la délicatesse de la situation. Quand bien même avait-il changé de sujet avec son « Amy » sorti en 2015, l’ombre de « Senna » était très vite venue souligner tout ce qui manquait à son nouveau projet. Manque de moments filmés. Manque de multiplicité de points de vue d’un même instant. Qualité médiocre du matériau vidéo. Autant d’éléments pour faire regretter tout le dispositif télévisuel qui entoure les sportifs comme le grand Ayrton.
D’une certaine manière, « Maradona » est une sorte de retour aux sources pour Kapadia.
En traitant une grande star du football – lui aussi idole en son/ses pays – le documentariste retrouve le confort d’avoir à sa disposition un panel d’images d’archives pléthorique, de qualité, et en plus de ça au service d’une autre icône au parcours lui aussi plus que tragique ; un gamin des quartiers populaires que le ballon va hisser au rang de dieu, d’icône nationale et sociale, avant d’être lynché, conspué et détruit par ceux-là même qui l’avaient adulé.
En d’autres mots, un sujet idéal pour retrouver à nouveau le chemin de l’excellence.
Mais un sujet casse-gueule également car, à trop se rapprocher d’un « Senna », Kapadia prenait aussi le risque de la reproduction par simple mimétisme ; de la dilution d’une alchimie unique en formule connue susceptible de faire perdre de la force de suggestion aussi bien à la copie qu’au modèle copié…
Bref, à bien tout résumer, en faisant « Maradona », Asif Kapadia se risquait à un exercice au fond très périlleux et c’est justement cela qui rend ce film d’autant plus brillant.
Parce que oui, quand bien même est-il limpide et terriblement efficace, ce « Maradona » brille par ses choix audacieux et pertinents.
La première audace résiderait dans cette amorce. Le parcours du phénomène est présenté aux néophytes et rappelé aux connaisseurs en seulement quelques minutes afin que, le temps d’un générique, on puisse poser le vrai début de notre suivi de la star : sa signature au Napoli en 1984.
Ce choix est brillant tant il s’avère signifiant en termes de sens – l’arrivée à la présentation de Maradona aux tifosi napolitains a des allures d’hystérie romaine au temps des jeux – mais en même temps il s’avère aussi diablement pertinent au regard de ce que tout le film entend montrer par la suite. Car c’est à Naples que tout se trouve : la ferveur, la Camorra et surtout ce défi sportif, historique et social.
Grâce à ce choix, tout est là dès le départ, donnant au film une merveilleuse lisibilité et surtout un remarquable équilibre.
Tout le reste du film va dès lors être construit pour ne surtout pas rompre cet équilibre fondamental entre chacun des temps qui va composer cette nouvelle tragédie.
Un temps pour l’ascension. Un temps pour le triomphe. Puis l’importance de gérer cette bascule qui va faire que ce qui a élevé le héros va être aussi responsable de sa chute. Dernier temps alors pour la disgrâce avant l’essentiel bilan.
Pour ne surtout pas rompre avec cette structure et ce tempo là, Kapadia décide de disséminer un peu partout dans sa narration tous les éléments qui ne rentrent pas dans cette logique. Ainsi les origines modestes de Maradona seront-elles abordées en milieu de film, quand une pause dans le déroulement du récit s’imposera. Même chose pour le contexte napolitain. Même chose pour la présentation des différents cercles d’entourage de Diego. Tout est dispersé avec sens pour que l’équilibre soit préservé.
De cette science habile de Kapadia à gérer le tempo de son récit – et surtout l’enrichissement de celui-ci par ces parenthèses toujours bien placées – « Maradona » parvient même à donner une ampleur assez dingue à ce qui a été pensé pour être le pivot du film :
…la demi-finale Italie-Argentine de la coupe du monde 1990 à Naples.
Preuve ultime de toute l’efficacité de ce dispositif narratif sur moi, j’ai vécu l’annonce de cette demi-finale comme un véritable coup de massue. Je me souviens que dans ma tête je me suis dit un « oh non pas ça. » Tout était déjà écrit pour que le rêve se transforme en cauchemar. Si Diego remporte ce match, il deviendra automatiquement une légende, mais il signera en parallèle son arrêt de mort avec le peuple napolitain qui l’avait hissé jusque là. Ça, vraiment, c’est incroyablement bien amené. C’est l’un des énormes points forts du film.
Et ce qu’il y a de magnifique dans ce film, c’est que « Maradona » ne s’arrête pas là.
A la qualité de la structure narrative s’y associent – comme pour « Senna » – de vrais bons choix plastiques et sonores en totale cohérence avec le reste de la démarche. Refus de montrer les témoins qui racontent Diego a posteriori ; focalisation sur le temps présent en restaurant avec un soin consommé les images et sons de l’époque ; ménagement d’instants contemplatifs astucieusement appuyés par la très bonne bande-originale (encore une fois) d’Antonio Pinto.
Si bien qu’à la fin de ce « Maradona » un constat s’impose.
Certes ce film ne sera pas le pivot historique qu’a été pour moi « Senna », mais il réussit malgré tout l’exploit de se hisser au niveau formel de son ainé tout en parvenant à s'en distinguer.
Il s’en distingue évidemment aussi bien par le domaine sportif traité que par la personnalité de l’icône explorée. Mais « Maradona » trouve aussi sa singularité dans sa manière – non pas de mettre en évidence un changement d’époque comme c’était le cas pour « Senna » – mais de mettre en évidence la spécificité d’un pays : l’Italie.
Car l’air de rien, Naples est un personnage tout aussi important dans ce film que Diégo lui-même. Il est le destrier que le héros dompte et chevauche d’abord pour triompher du dragon avant que ce dernier ne finisse par se cambrer et l’écraser une fois la tâche accomplie.
Naples y est même ici un personnage d’autant plus fascinant qu’il apparait sous toutes ses facettes : en tant que peuple humilié, que société gangrénée, que foule passionnée…
Et ce film a cette puissance de nous laisser presque là-dessus : non pas sur le fait qu’un dieu soit apparu à Naples, mais plutôt que Naples ait eu la force de faire et de défaire un dieu.
Ce film a ceci de beau et de puissant qu’au fond il parvient à sa toute fin à synthétiser un regard limpide sur le dieu et sa bête.
Maradona au fond n’a été qu’un jouet du destin.
Et Naples un vortex.
Sur tous les tableaux ce film fait mouche.
Il est, l’air de rien, parvenu à transcender son sujet tout en questionnant le réel.
En d’autre mot, il a accompli le propre des chefs d’œuvre.
Pas mal pour un film-documentaire.
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le 19 mai 2020
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